Dieu - Clés de lecture

L'INCONNU

Dans cette pièce de théâtre, Le Visiteur, un dialogue se noue entre deux personnages : Freud Il naît en Moravie en 1856. Docteur en médecine, spécialisé en neurologie, Freud s'installe comme praticien à Vienne. (psychiatre de la fin du 19e et du début du 20e siècle, fondateur de la psychanalyse) et celui qui ne sera désigné que par ce mot,  » l’Inconnu « . De cet énigmatique visiteur, le spectateur ne sait rien d’autre que ce que Freud pressent : il serait une de Dieu. On comprend que pour le bon déroulement de l’intrigue, l’auteur n’ait pas souhaité préciser son identité. En dehors de cela, il est intéressant de noter qu’on qualifie Dieu d' » Inconnu  » – avec majuscule – : il est avant tout celui qu’on ne connaît pas, dont on ne sait rien, qu’on ne peut pas nommer.
Il semble effectivement qu’aujourd’hui et essentiellement dans les pays occidentaux, le discours sur Dieu, la notion même de Dieu ne relèvent plus de l’évidence. Dieu ne s’impose plus dans la vie quotidienne ni même dans la pensée contemporaine, alors que son  » existence  » allait de soi aux siècles précédents. La théologie est traversée par cette crise et elle tente de plusieurs manières d’y faire face. Le Visiteur, pièce contemporaine, illustre cette difficulté à parler de Dieu : un Dieu devenu  » l’Inconnu  » par excellence.

Revenir à la page précédente
Dieu selon deux registres

Le choix du nom « l’INCONNU » permet aussi de préciser qu’on peut parler de Dieu selon deux registres au moins. Le premier registre serait celui de l’objectivité : la philosophie ou la théologie ont par exemple souvent cherché à parler de Dieu objectivement, cherchant à le décrire dans son essence, sa nature propre. Le second registre serait plus subjectif : on peut parler de Dieu de manière plus existentielle. La foi privilégie un discours relationnel à Dieu : le croyant est en relation avec Dieu, c’est de là qu’il en parle. Le Visiteur joue sur ces deux registres : la pièce fait de Dieu un personnage qui sans cesse échappe à son interlocuteur. En même temps, il veut se laisser découvrir par lui.

Revenir à la page précédente
J'ai fait l'homme libre

Freud demande à l’Inconnu d’intervenir : dans la rue, un couple est poursuivi par des nazis et finalement arrêté. Conscient de la monstruosité du régime nazi, Freud interpelle l’Inconnu : s’il est véritablement Dieu, alors pourquoi laisse-t-il faire ces atrocités ? L’Inconnu répond :  » J’ai fait l’homme libre « . Cette réponse s’appuie sur deux affirmations.
La première est que Dieu est un Dieu créateur : il a créé le monde, les êtres humains. Dieu serait donc à l’origine de l’homme, affirmation qu’on trouve dans la Bible, notamment dans le livre de la Genèse (chapitres 1 et 2).
La seconde affirmation est que l’homme a été créé libre, c’est-à-dire qu’il est considéré comme un être responsable, capable de choix et de discernement. L’histoire de la théologie problématise la liberté de l’homme de différentes manières. Penser l’homme comme une créature de Dieu et en même temps libre, ne va pas de soi.

Revenir à la page précédente
Vous n'êtes pas responsable ?

Lorsque l’Inconnu affirme qu’il a fait l’homme libre, Freud comprend qu’il en va de la responsabilité des hommes et de celle de Dieu. L’homme a été créé libre : il est responsable. Sa responsabilité annule-t-elle celle de Dieu ? Autrement dit, est-ce normal que Dieu n’intervienne pas dans le monde ? Cette question dépasse largement le cadre de cette pièce de théâtre. Elle traverse les courants de pensée et notamment ceux de la théologie. Peut-on imputer à Dieu une faute de  » non-assistance à humanité en danger  » ? Comment concevoir un Dieu passif et spectateur d’un monde à l’histoire continuellement tragique ? A ces questions, les théologiens tentent de répondre en réfléchissant sur le lien qui peut exister entre l’histoire et Dieu. Selon qu’on considère l’histoire comme le déroulement d’un destin Le mot vient du verbe latin destinare qui signifie "destiner quelque chose à quelqu'un". Selon certaines croyances, il s'agit surtout d'une puissance autonome qui fixerait de façon irrévocable le cours des événements. ou d’une fatalité Le mot provient du latin fatum qui signifie " destin ". Il désigne, comme le destin, une force surnaturelle par laquelle tout ce qui arrive est déterminé d'avance d'une manière inévitable., ou bien selon qu’on considère Dieu comme un Dieu de providence, les réponses ne seront pas identiques. La Bible raconte un Dieu de l’histoire, qui intervient dans la vie de son peuple mais aussi dans le monde. L’histoire biblique est marquée par trois interventions majeures de Dieu: l’Exode (la libération du peuple hébreu, Exode 12-15), l’Exil (le peuple hébreu chassé de son pays, Jérémie 19-20) et enfin la venue de Jésus-Christ (les évangiles).

Revenir à la page précédente
Qu'on croit encore en vous après tout ça

Les atrocités commises pendant la seconde guerre mondiale ont marqué profondément les esprits et notamment ceux des intellectuels. Le progrès de la morale, le développement de la culture et des sciences ont longtemps fait croire à un recul de la barbarie. La  » foi dans le progrès  » est, depuis cet événement mondial, bien vacillante. Ici, Freud fait état d’une question qui hante les hommes de tous les temps : comment croire en Dieu devant les réalités passées et actuelles du mal ? A cause du mal, il semble que de nombreuses personnes ne peuvent pas croire et s’approprient ces mots d’Albert Camus Albert Camus, né le 7 novembre 1913 à Mondovi en Algérie, est un écrivain et philosophe français. Il développe dans son œuvre très diverse un humanisme fondé sur la prise de conscience de l'absurde de la condition humaine. :  » La seule excuse de Dieu, c’est qu’il n’existe pas « .
La question du mal traverse l’histoire de la théologie, tous les chrétiens sont confrontés – quelle que soit l’époque – à cette question lancinante. Elle reste fondamentale et ne saurait être évacuée en quelques mots. Devant la question du mal, la Bible ne donne d’ailleurs pas d’explication totale et définitive. En revanche, elle apporte le témoignage d’hommes et de femmes qui se sont heurtés à la souffrance, qui ont médité sur sa réalité et qui ont essayé de la vivre devant Dieu.

Revenir à la page précédente
Les théologiens et le mal

Les théologiens, quant à eux, proposent différentes manières de comprendre la réalité du mal. Généralement, ces différences sont dues aux représentations qu’on se fait de Dieu. En fonction de ce qu’on suppose, de ce qu’on attend de lui, on ne comprend pas le mal de la même manière. Par exemple, Dieu, tel que les évangiles en parlent, se présente lui-même aux hommes comme un homme marqué par la souffrance et la douleur du monde. C’est en puisant dans ces récits que les théologiens cherchent souvent à rendre compte de la foi chrétienne malgré le mal.

Revenir à la page précédente
La toute-puissance et l'omniscience

L’auteur fait se rencontrer deux représentations de Dieu. L’une, véhiculée par Freud, l’envisage comme un Dieu tout-puissant, omniscient (ce qui signifie qu’il est capable de tout savoir des choses passées, présentes et à venir). L’autre, représentée par l’Inconnu, présente un Dieu qui a renoncé à ses qualités divines au profit des hommes, afin qu’ils demeurent libres. L’image d’un Dieu à la puissance sans limite connaît un large succès, c’est sans doute l’attribut qu’on lui confère le plus. Cette puissance n’est pas propre au Dieu des chrétiens, on la retrouve dans les récits mythiques des plus grandes civilisations (comme chez Zeus à la période grecque classique), mais aussi dans toutes les plus grandes religions monothéistes. En théologie chrétienne, on ne cesse de s’interroger sur la puissance divine : quelle est sa nature, de quelle manière s’exerce-t-elle ? En schématisant, on pourrait dire que quatre sortes de réponses ont été apportées. Pour la première, Dieu exerce un pouvoir absolu – potestas absoluta – et sa puissance ne connaît aucune limite. Pour la deuxième, tout est possible à Dieu, c’est ce qu’on appelle l’omnipotentia, il peut imposer sa volonté à tout moment mais ne le fait pas par respect de la liberté humaine. Pour la troisième, Dieu possède une puissance indestructible mais limitée pour le moment car combattue par des forces antagonistes. Enfin pour la dernière réponse, Dieu n’a aucune puissance : il n’est, à l’image de Jésus, qu’humilité et faiblesse.

Revenir à la page précédente
Pourquoi l'avoir fait, ce monde ?

L’Inconnu reconnaît son impuissance à intervenir dans le cours de l’histoire, à faire cesser ces  » bruits de bottes « . Freud déploie alors sa logique jusqu’au bout et cherche à comprendre le sens d’un tel monde. Pourquoi l’avoir fait ? Pourquoi la vie ? Quel sens lui donner ?
En premier lieu, on appelle  » sens  » ce qui apporte la réponse aux  » pourquoi ? « , ce qui marque l’aboutissement d’une quête, l’achèvement d’un parcours. Le sens procure la clef des énigmes de l’existence. Ainsi compris, le sens entraîne une saturation et marque un terminus. Il peut même installer dans un dogmatisme Vient d'un verbe grec dokein qui signifie " croire ", " décider " et qui a donné dogma : " opinion " ou " décision ". Dans l'usage théologique actuel, le dogme désigne une vérité que l'Eglise pose comme devant être crue. qui s’imagine savoir sinon tout, du moins l’essentiel. Dans cette scène, Freud cherche à obtenir le sens des événements dont il est le témoin : il n’aura finalement pas de réponse à son  » pourquoi ? « .
En second lieu, le mot  » sens  » désigne une direction, comme le panneau de signalisation routière qui indique non pas qu’on a atteint le but, mais qu’il y a encore du chemin à parcourir. Il devient alors une sorte d’étape, de trajet qui se continue et qui s’ouvre. Il semblerait que l’Inconnu propose à Freud un tel sens : son personnage soulève plus de questions chez Freud qu’il ne lui apporte de réponses.
Cette scène illustre donc une ambivalence : elle montre un Dieu qui est tout à la fois dans la distance et la proximité avec les hommes. Il est à distance des événements qui se déroulent mais à proximité de l’homme qui les subit.
Dans la Bible, on retrouve cette conception d’un Dieu proche et lointain à la fois. Dieu fait alliance avec les hommes sans pour autant nier sa souveraineté.

Revenir à la page précédente
Un Dieu qui aime

Depuis quelques répliques, les personnages se tutoient : l’auteur signale sans doute ainsi leur proximité grandissante. Leur échange s’intensifie et c’est à ce moment-là que, pour la première fois, il est question d’amour. L’Inconnu parle d’un Dieu qui aime, à l’opposé d’un Dieu maître du monde qui punit et récompense, dirige le monde et joue avec les êtres humains. Pour Freud, c’est une révélation Ce terme veut dire " manifestation " et désigne la communication de Dieu avec les hommes. Pour le chrétien, les Ecritures bibliques sont le moyen par lequel Dieu parle et se révèle aux hommes et aux femmes., en ce sens que ce n’est pas un tel Dieu qu’il se représentait. L’Inconnu lui révèle une toute nouvelle image de Dieu.
Les chrétiens reconnaissent en Jésus-Christ la plus importante des révélations de Dieu aux hommes. Les chrétiens découvrent dans l’Ancien et le Nouveau Testament un Dieu d’amour. Le Dieu de Jésus-Christ révèle un Dieu solidaire qui témoigne de son amour en acceptant de vivre parmi eux.

Revenir à la page précédente
Révélation

La révélation Ce terme veut dire " manifestation " et désigne la communication de Dieu avec les hommes. Pour le chrétien, les Ecritures bibliques sont le moyen par lequel Dieu parle et se révèle aux hommes et aux femmes. désigne la communication de Dieu avec les hommes. Les religions dites  » de révélation  » se fondent sur une action de Dieu. Selon elles, Dieu intervient à certains moments dans la vie des êtres humains et se manifeste à eux : il leur délivre des messages, se fait connaître. Le judaïsme, le christianisme et l’islam font partie des religions qui se réclament d’une révélation. Toutefois, elles se réfèrent à des événements et des discours révélateurs différents (même si elles en ont certains en commun).

Revenir à la page précédente
Les hommes

L’Inconnu fait référence à ce que pensent les hommes de Dieu, ce qu’ils en disent. Selon lui, ils brossent le portrait d’un Dieu terrible qui détient l’autorité suprême et le pouvoir. On lui attribue alors toutes les  » qualités  » que l’homme n’a pas : l’homme est mortel, Dieu serait immortel ; l’homme est faible, Dieu serait fort ; l’homme est limité par sa condition physique, Dieu ne connaîtrait aucune limite, etc. Autrement dit, un tel Dieu réunirait tous les désirs de puissance de l’homme, deviendrait une véritable , une sorte de superstar.
Cette réplique pointe la difficulté et même les limites que rencontrent les hommes à parler de Dieu. Comment l’homme peut-il penser Dieu, l’étudier ? Si la théologie La théologie désigne l'ensemble des études tentant de tenir un discours sur Dieu. Elle comprend plusieurs disciples (dont l'étude de la Bible et celle de l'histoire) et a pour principale tâche de rendre compte d'une pensée articulant Dieu au monde, à l'Eglise, aux hommes, au temps, etc . prétend – littéralement – traiter de Dieu, tenir un discours sur lui, elle ne saurait prétendre à dire le  » tout  » de Dieu, à épuiser ce qu’il est et le définir totalement. Ainsi, la tâche théologique consiste essentiellement à penser la croyance, la foi en Dieu : passer du ressenti au pensé, sans pour autant que l’un annule l’autre. Traversée par l’ensemble des sciences humaines (histoire, psychanalyse, économie, etc.), la théologie tente d’élaborer – pour ici et maintenant – une réflexion sur Dieu. L’histoire de la théologie montre de manière éclatante qu’il n’existe pas en la matière de consensus et que la pluralité reste de vigueur.

Revenir à la page précédente
Un Père

Pour la première fois dans ce dialogue, l’Inconnu désigne Dieu comme un Père. Face à Freud, cette réplique ne manque pas de piment : d’un point de vue psychanalytique, Freud a beaucoup travaillé sur l’image du père avec ses enjeux d’autorité et de puissance. Il est question ici d’un Père qui aime, d’un Père tel que les évangiles en parlent (Luc 15,11-32).
C’est Jésus qui s’adresse à Dieu – son Père – avec une familiarité et une proximité nouvelles. Ainsi, c’est au travers du Fils, que les croyants découvrent Dieu comme étant leur Père. Cette paternité de Dieu a été différemment interprétée par les théologiens, mais tous s’accordent à y voir le cœur même de la relation qui unit Dieu aux hommes : une relation de responsabilité, d’adoption, d’amour.
Cette désignation de Dieu comme Père et Jésus comme Fils a incité l’Eglise à définir plus précisément les relations qui les unissent. Ainsi, le dogme de la Trinité a vu le jour afin de parler des différents modes de révélation que Dieu s’est donné : le Père, le Fils et l’Esprit. Cette conception d’un Dieu trinitaire est une des spécificités du christianisme. Cette particularité a longtemps valu au christianisme d’être accusé de polythéisme (confesser plusieurs dieux). Or, la Trinité est une manière de parler d’un seul Dieu qui se dit selon trois manières différentes.

Revenir à la page précédente
Dieu qui pleure...qui souffre

L’Inconnu s’agenouille, il est comme un serviteur au pied de Freud, en situation d’humilité et de faiblesse. Il faut sans doute imaginer la scène pour aider la réplique à faire son plein effet : Dieu/L’Inconnu se révèle à Freud dans la simplicité, sans événement extraordinaire. Et l’auteur insiste en montrant la gêne, la déception sans doute, de Freud.
Ce décalage entre ce que les hommes attendent de Dieu et ce que Dieu offre aux hommes peut se lire dans les évangiles. A travers Jésus-Christ, c’est un Dieu humilié et bafoué qui se révèle aux hommes. Les récits de la Passion Du verbe latin "patior" souffrir. La passion de Jésus recouvre le temps de ses souffrances : son arrestation, son jugement, sa condamnation, sa crucifixion et son ensevelissement.* (l’ensemble des souffrances précédant la mort de Jésus) et de la crucifixion de Jésus ont été particulièrement décisifs pour la compréhension que les chrétiens ont de Dieu. C’est à travers ces événements que se construit l’image d’un Dieu faible qui assume sa solidarité envers les hommes jusqu’à traverser, comme eux, toutes les affres de leur condition. L’événement de la résurrection serait alors ce qui confirme Jésus comme le Fils, l’incarnation même de Dieu. La résurrection ne viendrait pas annuler la souffrance et la mort subies mais attesterait de la divinité du crucifié. Il existe quantité d’interprétations de la mort et de la résurrection de Jésus, les théologiens sont généralement d’accord pour donner à ces événements une grande importance : pour la plupart, c’est là que culmine la révélation de Dieu aux hommes.

Revenir à la page précédente