Bien des manières de vivre la différence - Contexte
Une conviction anime aujourd’hui les acteurs du mouvement œcuménique : l’unité de l’Eglise ne réside pas dans une hypothétique uniformité. Comme le souligne le théologien luthérien André Birmelé, » l’unité consiste à reconnaître dans la confession de foi de l’autre communauté sa propre foi sous une autre expression. Il s’agit de transformer le pluralisme de confessions qui s’excluent l’une l’autre, en une nouvelle diversité où une Eglise pourra reconnaître dans la confession de foi de l’autre Eglise, sa propre foi dans une piété La piété désigne la dévotion, l'attachement aux devoirs et pratiques religieuses, avec une nuance de ferveur dans le langage courant. Ce mot a donné son nom à un courant important qui a touché et marqué fortement le protestantisme : le piétisme., une ecclésialité et une théologie différentes. Pareille unité dans la diversité ne signifie ni fusion, ni uniformisation, mais bien reconnaissance et acceptation réciproque de l’. Pareille unité dans la diversité est seule en mesure de rendre pleinement témoignage à la richesse de l’Evangile de Jésus-Christ. «
Aujourd’hui encore des Eglises estiment que certaines doctrines ou attitudes sont incompatibles avec le message du Christ. C’est en effet l’identité chrétienne qui est en jeu.
-
Dans leur ensemble, les Eglises ont combattu le racisme. C’est ainsi qu’en 1982, la 21e Assemblée Générale de l’Alliance Réformée Mondiale réunie à Ottawa (Canada) affirme son refus » de toute justification théologique de l’apartheid comme relevant du status confessionis On parle de status confessionis dans une situation qui exige une confession de foi, dans un temps où l'Eglise doit prendre publiquement une position nette et tranchée, faute de quoi elle cesse d'être l'Eglise . pour les Eglises, étant donné qu’une telle justification théologique constitue une parodie de l’évangile et, en raison de la désobéissance persistante de la Parole de Dieu qu’elle implique, une hérésie « . En 1984, la Septième Assemblée de la Fédération Luthérienne Mondiale à Budapest excluait deux Eglises blanches d’Afrique du Sud, en raison du soutien continu apporté par ces deux Eglises au système d’apartheid et de leur incapacité à mettre fin à la division établie entre leurs membres selon des critères raciaux.
-
Depuis 2001, l’Eglise catholique ne reconnaît pas comme valide le baptême administré dans l’Eglise de Jésus-Christ des Saints des derniers jours (Mormons). Dans la formule baptismale utilisée par les Mormons, les mots sont ceux de la foi chrétienne ( » je te baptise au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit « ). Mais la signification de ces mots pour les Mormons n’a rien à voir avec celle que leur donnent les Eglises chrétiennes : les personnes ainsi désignées ne sont pas les trois personnes divines mais trois dieux distincts, des dieux d’origine humaine. Cette différence avec la foi trinitaire des Eglises est si profonde que la doctrine des Mormons ne peut pas être reconnue comme chrétienne, mais comme une croyance totalement étrangère au christianisme. Sur cette base, l’Eglise catholique estime que le baptême mormon ne peut pas être reconnu comme un baptême chrétien. Les Eglises orthodoxes et protestantes se situent dans la même perspective
Dans le dialogue avec l’autre, on constate qu’il y a différence et différence. C’est pourquoi il convient de ne pas tout mettre sur un pied d’égalité. Certaines différences sont profondes, fondamentales, d’autres le sont moins. A l’intérieur d’une même confession, il y a donc une hiérarchie des valeurs, ou comme l’exprime l’Eglise catholique, une » hiérarchie des vérités « . Dès que deux ou plusieurs partenaires entrent dans un dialogue, il convient de vérifier la hiérarchie des valeurs de chacun. Car ce qui est une conviction profonde pour l’un ne l’est pas forcément de la même manière pour l’autre. Il s’avère important dans le dialogue de reconnaître que les partenaires fonctionnent éventuellement avec des » hiérarchies de valeurs » différentes. Le point qui » fait exister ou tomber l’Eglise » (Luther) ne se situe pas chez les uns et les autres au même endroit. Il faut donc se garder de reprocher à l’autre son hésitation dans une question qui est pour lui cruciale, alors qu’on la juge soi-même secondaire.
Dans la démarche œcuménique, on distingue entre des différences légitimes entre les Eglises chrétiennes et celles qui sont séparatrices. Les différences légitimes ne sont pas un handicap pour l’unité des Eglises, les différences séparatrices signent la désunion. La difficulté provient du fait que souvent la même différence est jugée séparatrice pour les uns, alors qu’elle est considérée comme légitime par les autres. Décider ensemble du critère pour discerner entre différence légitime et différence séparatrice est donc un enjeu fondamental.
Le luthérien américain George A.Lindbeck (né en 1924) qui était un des observateurs protestants à Vatican II, compare une religion à un langage qui comporte un vocabulaire et une grammaire. Pour les chrétiens, la Bible représente le lexique qui fournit les termes et les notions de notre langage. Chaque confession les utilise, mais en employant une syntaxe différente. Nous avons le même vocabulaire, pas la même grammaire. Pour prendre une autre image, selon Lindbeck, le dialogue interconfessionnel ressemble à une partie de cartes, où deux joueurs joueraient au bridge et deux autres à la belote. Ils constatent que cela ne marche pas, et pour arranger les choses, pour s’accorder, ils se mettent à discuter de la figure du roi de trèfle ou de la dame de carreau. Ils perdent leur temps. Quand ils se seront entendus pour décider que le roi de trèfle sera barbu et la dame de carreau blonde, en fait, ils n’auront rien résolu, car ce ne sont pas les cartes, les notions utilisées, les doctrines particulières qui les séparent, mais les règles mêmes du jeu. (cf. Lindbeck, George A.,
Voici quelques conversions suggérées par le Groupe des Dombes au sujet du contentieux sur Marie. On constatera qu’elles sont différentes pour les catholiques et pour les protestants.
-
L’Eglise catholique ne ferait pas de l’acceptation des deux dogmes de l’Immaculée Conception et de l’Assomption » un préalable à la pleine communion entre les Eglises. Elle demanderait seulement aux partenaires avec lesquels elle renouerait cette communion de respecter le contenu de ces dogmes, de ne pas les juger comme contraires à l’Evangile ni à la foi » (
Marie dans le dessein de Dieu et la communion des saints , Paris : Bayard, 1999). -
Les Eglises protestantes devraient » quitter l’horizon des polémiques stériles et des caricatures faciles que l’on prête aisément à l’autre pour mieux s’en démarquer. A force de réagir contre la trop grande place faite à Marie dans la piété catholique, les protestants se sont réduits à un silence qui non seulement ne respecte pas la foi catholique romaine, mais encore provoque une forme d’autocensure qui ne fait droit ni à la position des Réformateurs ni à la place de Marie dans l’histoire du salut » (
ibid .)
-
Un catholique français pourra par exemple apprécier la manière dont les protestants vivent dans le monde contemporain : sans problème apparent avec la modernité, sans peur ni méfiance à l’égard des évolutions sociales. Les pasteurs sont » habillés comme tout le monde « , à l’aise dans un monde sécularisé. Ce catholique pourra souhaiter que l’Eglise catholique sache elle aussi se situer dans la société avec le même a priori bienveillant, sans condamnation.
-
D’une manière analogue, un protestant peut apprécier le sens de la liturgie qu’il découvre en assistant à une célébration catholique ou orthodoxe. Il peut souhaiter que sa propre Eglise veille à intégrer davantage des éléments liturgiques dans un culte centré parfois trop unilatéralement sur le moment de la prédication, voire sur le prédicateur.
-
Un orthodoxe pourra apprécier la capacité qu’a l’Eglise catholique à présenter généralement une position unique et cohérente sur une question d’ordre ecclésiologique, éthique ou encore sociale ; il peut souhaiter une meilleure communication et une meilleure cohésion entre les différentes Eglises orthodoxes de façon à ce qu’elles parlent plus souvent d’une seule et même voix.
Il n’est pas alors question de tout mélanger, mais d’approfondir la connaissance de l’autre tradition pour y puiser des intuitions peu pratiquées ou parfois oubliées pour sa propre Eglise.
Le Groupe des Dombes suggère quelques » échanges de dons » possibles, par exemple au sujet de l’apostolicité de l’Eglise :
-
Appel adressé aux Eglises de la réforme protestante
» Les Eglises issues de la réforme protestante affirment à juste titre que la succession apostolique est la fidélité à la foi des apôtres. Ne doivent-elles pas entendre l’appel que leur adressent les Eglises catholique et orthodoxe au sujet de la continuité visible qui inscrit les ministères dans la suite de celui des apôtres ? » (Pour la conversion des Eglises, n° 206, 1991) -
Appel adressé à l’Eglise catholique romaine
L’Eglise catholique romaine » ne doit-elle pas reconnaître que l’apostolicité, avant d’être l’expression d’une continuité historique, consiste d’abord dans la fidélité au Christ, fondement de tout ministère, vécue dans la diversité des formes et des communautés des temps apostoliques selon l’Ecriture ? » (Pour la conversion des Eglises, n° 103, 1991).
Les débats sur la compréhension de l’unité n’ont pas manqué au cours des dernières décennies. Beaucoup reste à faire mais une certaine convergence apparaît autour de la notion de koinonia, l’Eglise une comprise comme communion. Cette vision est centrée sur la réalité spirituelle de l’Eglise et non sur les questions structurelles voire dogmatiques. Le concept de koinonia interdit la réduction de l’Eglise à une donnée sociologique et morale ou le rétrécissement de l’Eglise à une entité juridique et hiérarchique.
Nous ne pouvons réfléchir aux manières de vivre la différence entre Eglises sans situer cette réflexion au sein de la conscience culturelle qui véhicule bien des attentes. C’est ainsi que notre mentalité socio-culturelle a » découvert » la différence, l’altérité, la particularité, liées au respect de la richesse originale de chaque personne et de chaque groupe humain. Nombre de livres, de revues et de journaux en font l’éloge. On peut discerner là une réaction contre la conception jusqu’alors dominante d’une universalité abstraite, indûment nivelante et parfois impérialiste. C’est pourquoi les démarches d’unité sont désormais l’objet d’un soupçon. L’unité est interprétée comme une uniformité ou comme une réduction à une identité abstraite, plaquée de l’extérieur. On craint l’élimination de l’altérité ou une réduction indue à l’identique.
Mais paradoxalement la différence fait en même temps peur. Aujourd’hui elle est volontiers perçue comme opposition ou même conflit. Est-ce la crainte secrète, ou la panique intérieure, qui nous envahit devant la menace possible que constitue toute différence ? Ainsi, la fuite vers une sorte de fusion gommant toute différence est bien le risque de cette tendance qui se fait jour un peu partout dans la société.