La Bible, a-t-elle quelque chose à dire? - Aller plus loin
Extrait de la conférence d’André Gounelle, intitulée » Les fondements des droits de l’homme « , troisième partie :
Après avoir répondu aux objections que certaines théologies adressent aux droits de l’homme, je termine en montrant comment les trois principaux, celui à la vie, celui à la liberté et celui à la justice peuvent se fonder sur des thèmes bibliques.
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a) Le droit à la vie
Je m’appuie ici sur une histoire bien connue, celle du sacrifice avorté d’Isaac (Genèse 22). Dieu demande à Abraham de lui immoler son fils; le patriarche obéit, et au moment où il va égorger son fils, un ange arrête son bras.
Dans le judaïsme, le christianisme, et l’Islam, domine une interprétation de ce récit qui y voit l’affirmation du droit absolu de Dieu sur toute vie humaine. Quand il en exige une, même sans raison ni justification apparente, il faut la lui donner. Abraham ne discute pas, ne proteste pas, ne se révolte pas; il agit comme Dieu le lui demande. Sa soumission en fait un modèle pour le croyant. Lu ainsi, ce texte apparaît comme une radicale négation du droit à l’existence. La vie d’un homme ne lui appartient pas, il n’en dispose pas ; il n’a pas à la défendre et à la protéger. Elle est la propriété de Dieu qui en fait ce qu’il juge bon.
Cette interprétation me paraît être un contresens. Pour bien comprendre ce récit, il importe de le replacer dans son contexte, celui du monde phénicien où l’on pratiquait abondamment les sacrifices d’enfants. On immolait l’aîné pour que les dieux, satisfaits, laissent vivre les suivants. On retrouve au Proche Orient et en Afrique du Nord, dans les régions dominées par Carthage, colonie phénicienne, des milliers de stèles commémorant l’offrande pieuse d’un premier-né. Un des rois d’Israël, Manassé a voulu introduire cette pratique en Israël. On lui a alors opposé le cas d’Isaac, qui a fondé théologiquement l’interdiction dans la religion juive de sacrifices humains.
Ce récit ne signifie donc pas : vous devez accepter de tout donner à Dieu, y compris la vie de vos enfants. Au contraire il affirme que Dieu refuse que l’on tue pour lui et en son nom des êtres humains. Il en résulte qu’aucune cause politique, ethnique, religieuse ou idéologique ne justifie des assassinats ou des exterminations. La vie est sacrée, tout être humain y a droit, comme l’affirment les Déclarations [Déclarations de la Virginie (article 1), de la Pennsylvanie (article 1), du Delaware (article 10), du Massachusetts (article 10), de l’O.N.U. (article 3)], et Dieu lui-même reconnaît ce droit, il exige qu’on le respecte : « Tu ne tueras point », dit l’un des commandements. -
b) Le droit à la liberté
La Bible insiste beaucoup sur la foi. Pour le Nouveau Testament, elle détermine l’existence humaine et constitue le coeur de la religion. Elle sauve; elle inspire nos actions et nos comportements. Elle rend positives nos relations avec Dieu, avec nos semblables et avec le monde. Elle constitue le centre et l’essentiel; le reste en découle et en dépend. Ce en quoi nous croyons décide de ce que nous sommes et donne sa valeur à ce que nous faisons.
Or, la foi présente deux caractéristiques qui vont conduire à mettre l’accent sur la liberté personnelle.
1. En premier lieu, la foi concerne et engage l’individu en tant que tel, et non pas en tant que membre d’un groupe. Elle ne relève pas de choix collectifs, mais de la conscience et des orientations de chacun. Les appartenances sociales, ethniques, religieuses passent donc au second plan, et la personne devient l’instance essentielle. Les Déclarations des droits de l’homme vont dans le même sens. Elles le font en parlant de l’homme, et pas seulement de l’américain ou du français ou de l’occidental, et surtout en mettant « homme » au singulier, ce qui indique bien qu’il s’agit de chacun de nous en particulier. L’importance donnée à la foi a pour corollaire la prise en considération et le respect de la personne en tant que telle.
2. En second lieu, la foi ne se commande pas, ni ne se décrète. On peut obliger quelqu’un à accomplir des rites, à obéir à des autorités et à des lois, à se soumettre à des coutumes. Par contre, on n’arrivera jamais à lui imposer une foi, parce que la foi, comme la confiance et l’amour, implique une sincérité, c’est à dire une conviction intime, un consentement profond de la personne [Cf. E. Fuchs et P.A. Stucki Au nom de l’autre Genève Labor et Fides 1985 p.182-183]. La foi naît d’une parole qui s’adresse à moi en cherchant mon assentiment, en agissant par le moyen de la persuasion, en refusant la contrainte. L’édit de tolérance adopté en 1568 par la diète de Transylvanie, sous l’influence de Ferencz David et du roi Jean-Sigismond, souligne ce point avec beaucoup de clarté et de pertinence. Cet édit proscrit toute persécution parce que la foi est un don de Dieu, qu’elle vient de l’écoute de la parole de Dieu. La primauté de la foi conduit donc à la liberté de conscience, telle que la proclament les diverses Déclarations des droits de l’homme [Déclarations de la Virginie (article 16), de la Pennsylvanie (article 2), du Delaware (article 2), du Maryland (articles 33-34), de Caroline (article 19), du Massachusetts (article 2), de la France (article 10), de l’O.N.U. (article 18)]. -
c) Le droit à la justice
Le droit à la justice comporte trois aspects :
1. D’abord, un aspect juridique. La justice consiste ici dans l’impartialité. Les tribunaux doivent appliquer les mêmes règles à tous, et permettre à chacun de se défendre dans des conditions convenables [Déclarations de la Virginie (article 8), de la Pennsylvanie (article 9), du Delaware (article 11 à 17), du Maryland (articles 19 à 23), de Caroline (article 7 à 14), du Massachusetts (article 12 à 15), de la France (articles 7 à 9), de l’O.N.U. (articles 7 à 11)].
2. Elle a, ensuite, un aspect politique. Elle exige des dirigeants qu’ils servent les peuples et ne les exploitent pas [Déclarations de la Virginie, (articles 3, 5,15), de la Pennsylvanie (articles 4 et 5), du Delaware (article 5), du Maryland (article 4), de la France (articles 12 à 16)]. Les peuples ont le droit de renverser des gouvernements qui ne respectent pas cette obligation; dans ce cas, la révolte peut être légitime [Déclarations de Virginie (article 3), de Pennsylvanie (préambule et article 5), du Delaware (article 5), du Maryland (article 4), du Massachusetts (préambule, et article 7) et la Déclaration d’indépendance des Etats-Unis]
3. Elle a enfin un aspect social, affirmé seulement par la Déclaration de l’O.N.U. en 1948 [Déclaration de l’O.N.U.(article 22 à 27). En 1789, Sieyès propose d’inscrire dans la déclaration l’obligation d’une solidarité économique et le droit des démunis aux secours publics. Il ne sera pas suivi. [Voir S.Rials, La déclaration des droits de l’homme et du citoyen, p.140, 181] ; on n’en parle pas dans les textes du dix-huitième siècle. La justice signifie qu’il n’y ait pas une trop forte disproportion entre la richesse des uns et la pauvreté des autres. Elle demande que l’on s’occupe des démunis. Ces trois aspects de la justice peuvent s’appuyer sur de très nombreux textes de l’Ancien Testament, en particulier des prophètes qui s’en prennent vigoureusement, parfois véhémentement à ceux qui s’en écartent et les oublient.
Il vaut la peine de remarquer que l’Ancien Testament ne réserve pas la justice au peuple élu et à ses membres. Le Décalogue mentionne que les étrangers y ont aussi droit au repos hebdomadaire du sabbat. Si Israël ne se conduit pas justement avec les autres nations, Dieu s’en désolidarise.
L’exigence de justice est universelle.
Les Déclarations de droits de l’homme reprennent ces divers aspects de la justice, et se trouvent là également en consonance avec la Bible. Et surtout la volonté de justice s’enracine dans l’aspiration en une cité fraternelle, en une société où régneraient l’accord et l’harmonie [Cf. P.A. Stucki Lecture de la « Déclaration des droits de l’homme et du citoyen » (1789) P. Buhler (ed.) Justice en dialogue p.90-91 qui souligne très fortement ce point]. Pour la Bible, cette cité représente une espérance eschatologique. Pour les rédacteurs des Déclarations des droits de l’homme, qui ne sont pas aussi naïfs qu’on l’a parfois dit, il s’agit d’un idéal dont ils savent bien qu’il est utopique. Mais l’eschatologie oriente le présent; l’utopie donne des directions et des directives. Dans les deux cas, on pense que l’humanité est en marche et on veut lui indiquer le but. Les droits de l’homme s’inspirent d’une espérance agissante [Cf. E. Fuchs et P.A. Stucki Au nom de l’autre p.206-207], à laquelle le thème théologique du Royaume de Dieu fournit un fondement.
Conclusion
J’aurais pu faire d’autre rapprochements. Je m’en tiens à ceux-là. Ils suffisent pour montrer qu’à mes yeux le message biblique tel que je le reçois, et les principes théologiques du christianisme tels que je les comprends conduisent aux droits de l’homme. Beaucoup de gens les acceptent et les défendent sans partager nos orientations religieuses. Nous pouvons et nous devons nous joindre à eux sans aucune réserve ni réticence, car l’évangile et les droits de l’homme s’accordent pour affirmer que la fraternité humaine dépasse toutes les frontières, qu’elles soient culturelles, religieuses, ou nationales. «