Pour apprendre à vivre ensemble - Espace temps
Il faut toujours se souvenir que la laïcité a d’abord été imposée en France de manière particulièrement conflictuelle par le pouvoir politique, contre l’hégémonie du catholicisme sur l’ensemble de la société. Ainsi les lois de laïcisation à la fin du 19e siècle et la loi de séparation des Eglises et de l’Etat en 1905 furent des décisions politiques. De manière symétrique, l’acceptation de la laïcité par l’Eglise catholique romaine a également été politique et non théologique. L’Eglise catholique a été convaincue qu’il fallait » accepter le nouvel ordre politique justement pour qu’il soit neutre et non pas l’instrument d’imposition d’une vision du monde. La question de la laïcité est d’abord politique. » (Olivier Roy)
Du coup, on lie souvent en France, au point de les confondre, laïcité et République. Au point que la laïcité prend parfois, en France, la forme d’une philosophie ou d’une idéologie
Au début du 19e siècle, ce mot désigne la science des idées, leur origine, leur nature et leurs lois. Les adversaires de l'idéologie vont donner au mot le sens péjoratif d'analyse et de discussion vaine, abstraite sans rapport avec la réalité. impliquant un système de valeurs (notamment celles de la République : Liberté, Egalité, Fraternité), une morale émancipée de toute religion, une conception de la société et de la nation.
La pensée laïque est nourrie par la philosophie des Lumières C'est à la fois une période de l'histoire de la philosophie : le 18e siècle appelé " Siècle des Lumières ", et le courant philosophique qui s'y développe. Il se caractérise par une conception optimiste et progressiste de l'histoire, par la foi dans les avancées de la connaissance et de la culture, par l'avènement d'un individu libéré des tutelles religieuses, par l'invitation à penser et juger par soi-même grâce à l'usage libre et responsable de la raison., l’idée de Progrès, la foi en la toute-puissance de la raison. Elle a largement imprégné depuis Jules Ferry les milieux enseignants, les manuels scolaires de l’école publique et certains courants de la gauche française. Ainsi on peut lire dans le Programme commun de la gauche rédigé en 1972 : » La vraie laïcité, fondée sur l’esprit scientifique et la démocratie, donne une connaissance complète et critique de la réalité et englobe tous les aspects de la vie et de l’activité humaine. » Cette pensée laïque a eu parfois des accents anticléricaux et antireligieux jusqu’à prendre la forme du laïcisme Ce mot a un sens péjoratif. Il désigne la position de ceux qui défendent une laïcité stricte, redoutant tout empiètement des religions dans la vie publique..
En 1882, lors des discussions sur les lois scolaires qui laïcisaient l’école, quand on avait demandé à Jules Ferry quelle était cette nouvelle morale liée à la laïcité, il avait répondu : » mais tout simplement la bonne vieille morale de nos pères, la nôtre, la vôtre. Car nous n’en avons qu’une. Nous avons plusieurs théories, mais dans la pratique c’est la même morale que nous avons reçue de nos parents et que nous transmettons à nos enfants : la bonne, la vieille, l’antique morale humaine « . Cette réponse montre que la laïcité n’implique pas pour lui des valeurs spécifiques, mais elle empêche que des valeurs particulières, en l’occurrence celles du catholicisme de l’époque, ne s’imposent à l’ensemble de la société.
C’est seulement à partir des 16e et 17e siècles que l’espace public devient un espace symbolique. Son émergence est liée à la séparation du sacré et du temporel, à la progressive autonomisation de l’individu à l’égard des tutelles religieuses. Le protestantisme a joué un rôle important dans ce processus qui va correspondre à la démocratisation de la société occidentale. C’est probablement le philosophe Emmanuel Kant (1724-1804) qui, le premier, a utilisé le concept d' » espace public « . Dans les années 70, Jürgen Habermas en a élaboré une théorie particulièrement féconde. Il le définit comme la sphère intermédiaire qui s’est constituée au moment des Lumières, entre la société civile et l’Etat. Chaque fois que des personnes débattent publiquement (en réunion, dans les médias, sur Internet…) sur des sujets touchant à leur vie personnelle ou sociale, que ce soit dans un cadre profane ou religieux, organisé ou informel, cela constitue un » bout » d’espace public.
En 1944, face aux totalitarismes, Karl Popper décrit la » société ouverte « . Il l’oppose à une société fermée c’est-à-dire une société qui a la certitude de disposer du sens global de l’histoire et d’en détenir les clés de compréhension et de transformation. La société fermée prétend toujours proposer aux humains les meilleures solutions et les seules légitimes. Pour Popper, un telle fermeture conduit inévitablement à des formes de totalitarisme. Au contraire, la société ouverte reconnaît qu’il y a fondamentalement un indéterminisme dans l’histoire. Elle s’efforcera donc, en conséquence, de prendre en compte de manière tolérante la diversité des opinions, des cultures, des options de vie. Pour cela elle offre des espaces de débat public, des lieux de libre discussion critique et d’intégration des différences en vue d’un aménagement le moins mauvais possible de la coexistence humaine. Aujourd’hui, de nombreux penseurs, parfois agnostiques comme Alain Badiou, invitent à trouver chez l’apôtre Paul les fondements d’un universalisme pluraliste, c’est-à-dire une manière de vivre ensemble fondée sur le respect des personnes, reconnaissant à la fois l’égalité de tout être humain et le droit à la pluralité.
Il reste de l’histoire conflictuelle et parfois douloureuse de la laïcité en France une ambivalence des rapports de la République laïque avec le catholicisme. Des réactions épidermiques de rejet qui s’expriment régulièrement et en même temps une sorte de lien privilégié. La République laïque s’est d’ailleurs construite sur le modèle hiérarchique, uniformisant et centralisateur du catholicisme romain. C’est ce qu’a bien montré Guy Gauthier qui écrit à juste titre que » par rapport à l’Eglise, la laïcité est devenue une sorte de double de la catholicité « . Il ne faut donc jamais perdre de vue que la France demeure » un pays laïque de culture catholique » (Jean-Paul Willaime), un pays de » culture « catholique » laïcisée » (Jean Carbonnier). Ce qui explique que la laïcité est parfois comprise, pratiquée voire infléchie dans le sens d’une connivence entre la République laïque et cette religion dominante. On a parfois le sentiment qu’en France, les autorités de la République balancent entre un principe de laïcité (principe de neutralité de l’Etat et d’égal traitement des religions) et l’utilisation préférentielle d’une sorte de religion nationale pour célébrer les grands événements de notre histoire ou rythmer la vie de la société.
De nombreuses études ont montré qu’il y avait encore aujourd’hui d’importantes inégalités de traitement entre le catholicisme et les autres Eglises et religions (par exemple concernant les édifices du culte). Souvent, dans la pratique, la Séparation des Eglises et de l’Etat verrouille la situation au profit du catholicisme, parfois en raison même de son refus, face à un protestantisme pénalisé ou moins bien traité du fait de son acceptation de la loi de Séparation. Finalement, à bien des égards, on peut dire qu’en France les » protestants furent des acteurs et des vaincus de la laïcité » (Jean Baubérot). C’est ce qui explique qu’aujourd’hui, à l’approche du centenaire de la loi de 1905, le débat public se mène à fronts renversés : alors que la Fédération protestante de France plaide pour une évolution de cette loi, les catholiques rejoignent le camp des laïques les plus radicaux pour demander que surtout l’on n’y touche pas !