Pour apprendre à vivre ensemble - Contexte
La laïcité favorise les dialogues interreligieux et l’engagement commun de toutes les religions dans le champ social, pour la construction d’une société pluraliste prenant en compte à la fois le respect des différences et la visée commune. C’est là que peuvent se déconstruire les peurs et les haines qui s’enracinent dans l’ignorance de l’autre. Dans un contexte économique et social qui exacerbe les différences culturelles et les transforme en occasion d’affrontements, ces dialogues peuvent aider la société tout entière à » passer de la peur de l’autre à la peur pour l’autre » (Olivier Mongin). Il appartient notamment aux religions de puiser dans leurs propres traditions les ressources dont elles sont porteuses pour lutter contre toutes les formes d’intolérance, de fanatisme, de violence, d’exclusion et permettre de construire la paix dans la justice, deux réalités qui, pour la Bible, sont inséparables.
Le politique est aujourd’hui fréquemment tenté de s’ingérer dans les affaires internes des religions y compris dans des domaines où la Loi de Séparation l’empêche en principe de pénétrer. Ainsi quand il cherche à discriminer au sein de la même tradition ceux que l’on veut privilégier et ceux que l’on souhaiterait laisser de côté. Ou quand il se laisse aller à choisir les religieux fréquentables et ceux qui ne le sont pas, voire à désigner qui sont les bons et les mauvais croyants. C’est alors quitter la laïcité qui repose sur la séparation stricte entre le politique et le religieux, pour en revenir à des tentations néo-concordataires de cultes reconnus et ainsi contrôlés.
Dans les sociétés modernes occidentales, on constate une pluralisation non seulement religieuse, mais aussi culturelle et ethnique qui est un défi pour la démocratie. On s’interroge sur sa capacité à prendre en charge toutes ces différences. En effet, comment vivre ensemble dans des sociétés plurielles et métissées, composées d’individus et de communautés qui ont une histoire, une identité, des références particulières et diverses, des sociétés mélangées en raison du brassage des populations, de la mobilité des individus et de la diversité des cultures ? Autour de quelles valeurs communes, et comment élaborer ces valeurs ? Comment prendre en compte le particulier Ce terme désigne ce qui appartient en propre à une personne ou à une chose, ce qui caractérise un individu, un groupe, une communauté. Il est synonyme de singulier et s'oppose à . sans renoncer à l’universel Ce mot caractérise des réalités qui concernent ou devraient concerner l'ensemble des êtres ou des choses. Il s'oppose à qui ne concerne qu'une partie d'entre eux. ? Comment permettre l’expression des différences et même des différends, sans perdre de vue la visée commune ? Comment penser la représentation d’une diversité parfois conflictuelle, assumer les tensions sans réglementer, prendre en compte les revendications identitaires parfois contradictoires de communautés différentes sans les enfermer dans le ghetto de droits ou de devoirs spécifiques ? Pour assumer ces questions et tenter d’y répondre la démocratie a plus que jamais besoin d’être laïque, c’est-à-dire capable d’organiser un espace de la délibération ou chaque composante de la société a sa place.
La laïcité, c’est ce qui permet d’éviter le double piège qui aujourd’hui menace les démocraties modernes confrontées à la pluralité. D’un côté celui qui consiste à faire entrer à tout prix, parfois de manière répressive, les différences dans un même moule intégrateur. Cela conduit à uniformiser, à raboter, à niveler les particularismes au nom d’un universalisme Ce mot caractérise des réalités qui concernent ou devraient concerner l'ensemble des êtres ou des choses. Il s'oppose à qui ne concerne qu'une partie d'entre eux. abstrait. D’un autre côté celui qui conduit à accepter une société fragmentée en de multiples communautés où la défense des différences et des intérêts particuliers risque de prendre le pas sur la cohésion et la cohérence sociales. Une société éclatée qui n’a plus de visée commune.
En démocratie, l’une des vocations essentielles du politique est de susciter, organiser et faire vivre cet espace de délibération. En effet, il n’a pas seulement pour fonction de donner aux humains les moyens matériels de leur existence, mais aussi de les exercer à la communication, au dialogue, à la construction de valeurs communes. La démocratie suppose la confrontation publique des convictions diverses qui habitent les citoyens. On ne peut donc renvoyer les convictions personnelles ou communautaires dans l’intériorité subjective ou la seule sphère privée comme le voudraient certains. La participation active du plus grand nombre au débat public peut contribuer à enrichir une démocratie représentative de délégation aujourd’hui bien essoufflée par une démocratie de la délibération et faire que la société soit une » société ouverte « .
Le débat dans l’espace public implique de se donner le temps, de sortir du » zapping » et de l’éphémère pour retrouver la durée, afin de clarifier les enjeux, d’entendre et d’échanger les arguments, de laisser se déployer les idées, les connaissances, les opinions, au-delà des seuls experts et de la pression médiatique. Sinon c’est la porte ouverte à la démocratie d’opinion, c’est-à-dire à une gestion sans vision où l’on navigue à vue les yeux fixés sur les sondages et les mains liées par les lobbies ou les groupes de pression ou par un soi-disant réalisme responsable qui n’est parfois que l’autre nom du cynisme et, pour les plus fragiles, le visage du désespoir.
Dans l’Europe en train de se construire on rencontre d’autres modèles de relations Eglises-Etat, plus décrispés, parce que posés initialement en termes moins conflictuels. La laïcité en France » n’est ni la condition de vie universelle des Eglises dans le monde, ni celle à laquelle toutes aspirent. De nombreuses Eglises, européennes notamment, ont des liens ou des accords plus ou moins étroits avec leurs Etats respectifs et ne paraissent pas y voir un handicap particulier dans la liberté de leur témoignage chrétien, et les autres confessions ou religions ne semblent pas y percevoir une atteinte à leur liberté religieuse. » (Comité mixte catholique-protestant en France). La laïcité à la française représente donc en Europe occidentale un cas singulier, qui s’explique par l’histoire, mais qui ne saurait s’imposer partout comme normatif, même si ce peut être un modèle utile dont les autres pays ont aussi à recevoir.
Le pacte laïque s’est constitué en France dans une période d’affrontements idéologiques et de convictions fortes. Il rencontre aujourd’hui la dilution des références, les valeurs molles de l’individualisme, la sécularisation et notamment l’érosion des Eglises historiques, particulièrement du catholicisme. Tout se passe comme si l’identité laïque ne résistait pas à l’affaiblissement, voire à la dissolution de l’identité catholique et qu’à la crise du catholicisme correspondait naturellement et normalement une crise de la laïcité. En même temps, de manière inverse, on constate l’apparition simultanée et parallèle aujourd’hui dans le judaïsme, le christianisme et l’islam de mouvements de réaffirmation religieuse. Ces » religions du désarroi « , nées de la crise de la modernité, comportent toutes une disqualification de la laïcité et de l’autonomie de la raison, rendue responsable des catastrophes de notre siècle.
L’absence d’impact des religions dans la culture, leur perte d’influence sur les consciences, la crise de la catéchisation et de la transmission entre les générations, débouche aujourd’hui dans la société sécularisée sur une ignorance du fait religieux et notamment de la Bible qui est pourtant une des composantes essentielles de la culture. Elle a alimenté pendant des siècles la création et inspiré des pans entiers du patrimoine artistique. Or aujourd’hui, elle est de plus en plus un livre méconnu. Du fait de cette amnésie galopante la culture devient indéchiffrable et incompréhensible. C’est cette préoccupation qui est au centre du rapport de Régis Debray prônant l’enseignement du fait religieux dans l’école laïque.
La laïcité est aujourd’hui affrontée au pluralisme religieux de notre société, et notamment à l’apparition de l’islam qui n’était pas impliqué dans le pacte laïque initial. Il est frappant de constater à quel point le débat sur la laïcité rebondit et s’amplifie aujourd’hui en France, quasi exclusivement à propos de l’islam. On l’a bien vu avec » la loi sur les signes religieux » à l’école qui se réduit la plupart du temps à » la loi sur le voile « . Or à la singularité religieuse que représente l’Islam s’ajoutent d’autres facteurs qui souvent parasitent le débat sur la laïcité. Du coup on semble ignorer que la laïcité est interrogée de bien d’autres manières, notamment par la prolifération de spiritualités nouvelles et de nouveaux mouvements religieux.
Les musulmans en France sont généralement d’origine étrangère. Ils viennent souvent de surcroît de pays qui furent des colonies françaises (avec un travail sur la mémoire qui n’a pas toujours été effectué). Ils appartiennent pour la plupart aux couches sociales les plus défavorisées et habitent dans des cités où la délinquance et la violence sont importantes. A quoi s’ajoute le contexte international et les actes du terrorisme islamiste. Tous ces éléments, largement amplifiés et dramatisés par les médias, viennent alimenter des formes d’islamophobie peu propices à un débat serein concernant la place de cette religion dans le cadre strict de la laïcité.
Au motif de vigilance légitime à l’égard des » sectes « , des intégrismes, des fanatismes, des malversations et des atteintes à la liberté des personnes qui se produisent sous couvert de religieux, un climat de soupçon à l’égard du spirituel, semble s’installer dans la société, alimenté notamment par les poussées médiatiques et les pulsions émotives de l’opinion. Se sont ainsi mises en place des logiques antireligieuses exprimées à travers des dispositifs législatifs inquiétants (loi sur la manipulation mentale) ou des attitudes répressives. Dans le champ culturel se développe, parfois de manière agressive et particulièrement intolérante, une forme de néo-positivisme C'est, au départ, la pensée d'Auguste Comte (1798-1857) qui consiste à ne s'appuyer que sur les faits pour les décrire et en dégager des lois. Il ne s'intéresse pas au " pourquoi " des choses mais seulement au " comment " en vue de systématiser l'ensemble du savoir en une théorie de la connaissance. se caractérisant par un rejet de tout ce qui est religieux, spirituel, théologique, comme faisant obstacle au progrès et expulsé, au nom de la raison, vers l’archaïsme et la pensée magique.
Même si le retour du spirituel se manifeste aujourd’hui de manière parfois ambiguë et inquiétante, ne traduit-il pas une quête de sens et d’espérance trop longtemps refoulée ou inassouvie, une attente de convictions permettant de se reconstruire et se réorienter ? On constate en tout cas un » désir de croire » de la part de personnes extérieures aux Eglises et qui, dans notre société sécularisée, laïcisée, déchristianisée, s’intéressent aux questions spirituelles, bibliques et théologiques. On peut en voir un signe dans le succès des revues de spiritualité et particulièrement de vulgarisation biblique, qui se multiplient, plus attrayantes les unes que les autres, ou encore dans l’engouement suscité par les émissions sur la Bible à la télévision (Corpus Christi). Par ailleurs, au contraire des dérives rationalistes C'est une pensée qui considère que la raison est une capacité humaine autonome permettant de tout comprendre et tout expliquer. Cette confiance en la raison toute-puissante peut conduire à penser que le réel est totalement rationnel et finalement que l'irrationnel n'existe pas. signalées, on constate des mutations dans le domaine de la raison.
Edgar Morin appelle » raison ouverte « , une raison qui reconnaît » qu’il n’existe pas un point de vue pur de tout mythe ou croyance, d’où l’on puisse considérer avec dédain le mythe et la croyance « . Une raison qui, sans se renier, sait respecter la logique des mondes symboliques et intégrer le fait que ces mondes symboliques font partie de la réalité humaine et politique, qu’il y a de l' » irrationnalisable » et que c’est être pleinement rationnel que de le reconnaître. Ainsi, même des laïques considèrent que la spiritualité est une dimension constitutive, fondamentale et nécessaire de l’humain même si elle n’est pas forcément prise en charge par tout homme.
On le voit, la laïcité doit désormais répondre à des questions qui, jusque-là, ne se posaient pas. Et en tout cas, force est de constater que confrontée à ces nouveaux défis la laïcité, en France, semble devenue à » géométrie variable « . On pourrait en donner bien des exemples. C’est dire que si la laïcité est un acquis, elle est en même temps toujours à renouveler. Il n’est donc pas question de s’accrocher à une conception rigide de la laïcité, mais il convient, comme le dit Régis Debray, de passer » d’une laïcité d’incompréhension à une laïcité d’intelligence » qui sait faire place à la nécessaire dimension sociale des religions.
Ainsi on perçoit parfois une attente des autorités politiques à l’égard d’une parole éthique ou théologique, dès lors que des questions de société touchent au sens profond de l’existence humaine et à la dignité de la personne (questions de bioéthique, famille). Il arrive aussi qu’on attende des Eglises et des religions qu’elles » fassent la morale » quand les valeurs se disloquent ou » redonnent le moral » à des citoyens inquiets (avec du coup parfois un risque d’instrumentalisation).
Mais en d’autres occasions, de manière étonnante, rien n’a été demandé aux Eglises et aux religions. Ce fut le cas lors de l’adoption par l’Assemblée nationale du Pacte civil de solidarité (P.A.C.S.), alors qu’il y avait pourtant matière à discuter sur des enjeux symboliques importants pour la société avec, bien sûr, en amont et en aval des questions théologiques, éthiques, anthropologiques tout à fait fondamentales. Ou encore lors de la législation sur la manipulation mentale.
Il arrive enfin que l’on demande simplement aux Eglises de se taire. C’est notamment le cas lorsqu’elles s’intéressent aux problèmes d’immigration. Il n’a jamais manqué de ministre de l’Intérieur de gauche comme de droite pour rappeler en ce domaine aux Eglises de s’occuper plutôt des affaires du ciel et de laisser celles de la terre aux autorités responsables !