Pour apprendre à vivre ensemble - Aller plus loin
Buisson Ferdinand
» Non, certes, la religion, surtout quand elle prétend me le révéler miraculeusement, ne m’apprend pas de science certaine, ne m’apprend même à aucun degré ce qu’est le monde et ce que je suis, d’où il vient et où il va, ni quel est mon rapport avec l’universalité de l’être. Mais elle m’empêche d’oublier que ces questions se posent, elle m’interdit de croire que je suis seul au monde, ce qui serait une erreur, ou de croire que je sais tout, ce qui en serait une autre, ou encore de croire que tout est parfaitement clair, ce qui serait la pire de toutes. «
Guillebaud Jean-Claude
» « Il n’y a pas d’inconnaissable, mais seulement de l’inconnu ». Autrement dit, les questions humaines fondamentales sont essentiellement le produit d’une ignorance provisoire, d’un brouillard résiduel que la science dissipera un jour ou l’autre. À ses yeux (Jean-Pierre Changeux) il n’existe donc pas d’inquiétude métaphysique, de conviction éthique ou d’ontologie que la science ne parvienne, tôt ou tard, à tirer au clair. La science et elle seule… Cet optimisme rationaliste -ou cette suffisance- entraîne des conséquences dont on mesure mal la portée. Il remet en question toute « croyance » qui se voit rétrogradée au rang d’ignorance ou de superstition temporaire. Dans l’univers clos du scientisme, les concepts même de liberté, de choix, d’idéalisme ou de convictions perdent, à la limite, tout statut véritable. Ils sont frappés d’obsolescence. L’individu est mécaniquement renvoyé à son naturalisme biologique et à son incapacité à se former un jugement. La rationalité scientifique, comme mode de connaissance, se voit investie d’un magister disqualifiant tous les autres. Elle est « totalitaire » en ce sens qu’elle ne reconnaît aucune légitimité aux autres façons (intuitives, poétiques, métaphysiques, mystiques ou autres) d’appréhender le réel. Elle cadenasse, au sens propre du terme, l’horizon du savoir. Changeux, sans le dire aussi brutalement, expulse ainsi une bonne part de la culture humaine, rejetée vers l’archaïsme de la pensée magique « .
Roy Olivier
» La laïcité française est indissociable de la construction de l’Etat républicain à partir de la Révolution. Elle a aussi sans doute servi à créer une « alliance de classes » pour esquiver la fameuse question sociale. (…) Ce lien très étroit entre république et laïcité est un produit de notre histoire mais il a été intériorisé, au point que l’on a inventé le mythe du consensus sur les valeurs républicaines. Logiquement le choix politique s’est traduit par un corpus juridique, mais s’est aussi entouré d’une élaboration philosophique (d’autres diraient idéologique) de la laïcité qu’il faut d’autant moins ériger en système normatif qu’elle est en fait très complexe (beaucoup de « laïcs », surtout au 19e siècle, se considéraient comme les défenseurs d’une certaine idée religieuse contre le cléricalisme catholique). Curieusement, donc, la laïcité d’aujourd’hui se fonde sur le mythe du consensus, en particulier du consensus sur les valeurs républicaines. Double mythe, parce qu’on se demande d’abord sur quoi il y avait consensus (entre un communiste stalinien des années 1950 et un catholique opposé au concile Vatican II par exemple), et ensuite, puisqu’il est évident qu’il y a des citoyens qui ne semblent pas entrer dans le consensus, s’il faut considérer ces derniers comme étant exclus de la cité (ou s’excluant eux-mêmes, ce qui revient au même) ? la guerre civile n’est pas loin, parce que, si la république est fondée sur un consensus, ce qui reste à démontrer, alors celui qui n’adhère pas au consensus n’est pas dans la république. Mais le consensus de Jules Ferry était négatif : l’instituteur ne devait rien dire qui puisse choquer un « père de famille » (la laïcité aussi a été patriarcale : aujourd’hui on rajouterait la mère). La laïcité ne visait pas à exclure les croyants, mais à définir un espace de neutralité. S’il y a consensus, il n’est pas sur les valeurs, mais sur le respect d’une règle du jeu, dans la mesure où elle est ratifiée par la volonté populaire. Le consensus porte sur le principe politique et constitutionnel de la laïcité, pas sur la philosophie. (…) La laïcité se doit donc d’être avant tout négative : elle vise à dégager l’espace politique, mais aussi l’espace public, du contrôle du religieux. Mais elle ne vise pas à remplacer le discours religieux par une nouvelle éthique : une telle idée est totalement absente du corpus juridique qui définit la laïcité. Et ici nous touchons à un point très important de la laïcité française : parce qu’elle est fondée sur la séparation de l’Eglise et de l’Etat, elle s’interdit absolument en droit de parler du dogme. «
Ricoeur Paul
» Traitant de la délibération, plaçons-nous dans le cadre des démocraties occidentales modernes, caractérisées par un Etat de droit dont les règles du jeu font l’objet d’un assentiment large. On peut dire que dans un tel Etat le langage politique est essentiellement impliqué dans des activités de délibération publique qui se déploient dans un espace libre de discussion publique. La notion de publicité est ici la notion cardinale, non au sens de propagande, mais au sens d’espace public. La première conquête des démocraties, c’est la constitution d’un espace public de discussion, avec son corollaire obligé : la liberté d’expression, dont la liberté de publier, au sens usuel du terme, affectant la presse, les livres et l’ensemble des grands moyens de communication. Dans cet espace public s’affrontent des courants d’opinion plus ou moins organisés en partis. Cet affrontement met en jeu la seconde notion importante pour notre réflexion sur le langage, à savoir l’articulation entre consensus et conflit. Loin que ces deux notions s’opposent, elles s’appellent mutuellement et se complètent. D’un côté, une démocratie n’est pas un régime politique sans conflits, mais un régime dans lequel les conflits sont ouverts et en outre négociables. (…) Dans une société de plus en plus complexe, les conflits ne diminuent pas en nombre et en gravité, mais se multiplient et s’approfondissent. L’essentiel, comme on l’a suggéré, est qu’ils s’expriment publiquement et qu’il existe des règles pour les négocier. C’est ici que le conflit appelle le consensus, autant que le consensus rend possible la négociation. Car comment négocier les conflits sans accord sur la règle de jeu commune ? De cette situation résulte pour le langage politique une contrainte fondamentale qui définit le cadre de ce que j’ai appelé, pour faire court, délibération publique. Le langage politique fonctionne au mieux dans les démocraties occidentales modernes comme langage qui affronte des prétentions rivales et qui contribue à la formation d’une décision commune. C’est donc un langage à la fois conflictuel et consensuel. (…) Sous ce régime, le conflit n’est pas un accident, ni une maladie, ni un malheur ; il est l’expression du caractère non décidable de façon scientifique ou dogmatique du bien public. Il n’y a pas de lieu d’où ce bien soit perçu et déterminé de façon si absolue que la discussion puisse être tenue pour close. La discussion politique est sans conclusion, bien qu’elle ne soit pas sans décision. Mais toute décision peut être révoquée selon des procédures acceptées et elles-mêmes tenues pour indiscutables, du moins au niveau délibératif où nous nous tenons ici. «
Wolton Dominique
» Non seulement les communautés partielles (art, religion, science, médecine, armée) sont porteuses par leur existence d’histoires plus anciennes que celles de la démocratie, mais leurs systèmes de valeurs et de références n’ont, la plupart du temps, pas de rapport direct avec le modèle dominant de l’espace public laïc et démocratique. Ce faisant… elles préservent des sources d’altérité vis-à-vis des valeurs démocratiques. Elles sont sans doute le meilleur rempart contre le surgissement d’autres principes de mobilisation : les sectes, les parasciences ou les médecines parallèles, dont le prestige croît proportionnellement aux difficultés des Eglises, de la science et de la médecine. Autrement dit, la valorisation des communautés partielles liées au patrimoine culturel de nos sociétés est probablement le meilleur moyen d’éviter que le besoin croissant de médiation, et de lieux pour la réaliser, favorise la montée de mouvements communautaires plus ou moins hostiles à l’espace public démocratique… Si on ne valorise pas les communautés partielles traditionnelles, de nouvelles s’imposeront, autrement plus radicales et beaucoup plus proches d’une contestation de l’espace public démocratique. Autrement dit, c’est le triomphe même de l’espace public élargi et médiatisé qui commande de revaloriser la place et la valeur des autres espaces symboliques et culturels des communautés partielles… Il y a un risque réel d’appauvrissement symbolique de l’espace public démocratique médiatisé ; et si l’on veut sauver ce concept essentiel à la démocratie, il faut en limiter l’extension qui se fait sur le mode politique, rationnel et laïc. En limiter l’extension, c’est aussi redonner leur place et leur légitimité aux autres systèmes de valeurs pour éviter un certain appauvrissement de la sphère publique. «
Debray Régis, Intervention dans le cadre de la rencontre de Sant’Egidio sur le thème » Entre guerre et paix, les religions et les cultures se rencontrent »
» Nous vous demandons d’abord de nous réveiller. Nous avons besoin d’ouvrir les yeux sur le monde tel qu’il est : injuste, dangereux, et peu évangélique. Pourquoi ce besoin ? Parce que nous vivons dans la somnolence nous qui fumons chaque jour l’opium du peuple, j’entends par là, le somnifère médiatique, aux mains de l’argent et de la facilité. Nous avons trop de gestionnaires et pas assez de prophètes. (…) Vous n’êtes plus assujettis au pouvoir politique. Le constantinisme, c’est fini. Vous n’avez plus de pouvoir, vous avez bien mieux, vous avez l’autorité. L’autorité est ce qui nous protège des pouvoirs de fait. Et c’est pourquoi on a besoin de vous. Pas seulement, mais aussi de vous. Car votre voix porte, et vous parlez du haut de la Montagne…, je veux dire du Sermon sur la Montagne, qui a purifié, qui a remplacé la loi du talion. Vous êtes des minoritaires. Enfin ! C’est une chance formidable. Profitez-en. Profitons-en. (…) Sans doute les religions doivent-elles s’abstenir de toute immixtion dans les affaires publiques, et les Etats doivent s’abstenir de faire de la théologie. C’est cela, la laïcité, et c’est un garant de paix, la clé de la coexistence civile là où les confessions et ethnies s’opposent. Mais les porteurs de l’Evangile peuvent-ils pour autant abandonner les pauvres à leur pauvreté, les opprimés à l’oppression, et Dieu aux césars qui se servent de son nom pour tuer ou pour envahir ? (…) Il ne s’agit pas de fuir le réel dans la morale, comme le font les belles âmes. L’invocation des principes (ou le rappel des fondements, -amour, respect, fraternité) ne doit pas tourner à l’incantation. Vous, les peuples de Dieu dans le siècle, vous êtes le levain dans la pâte. Vous n’êtes pas là seulement pour déplorer ni pour dénoncer. Mais pour proposer. Il ne s’agit pas, bien sûr, de lancer de nouvelles utopies, en escroquant une fois de plus l’increvable espérance des hommes. Il s’agit de rappeler à haute et claire voix les finalités partout où l’on dit : périssent les principes plutôt que l’administration. Il s’agit de rouvrir les horizons, de clarifier les enjeux, de simplifier les lignes, d’indiquer les repères au milieu de la jungle, là où règnent les lois de la jungle. Et je pense à tous les religieux chrétiens, en particulier, car telle est ma culture, je pense à ceux qui savent aller au Monde sans se rendre au Monde. Inciter les pouvoirs établis, les fustiger ou les secourir, sans se substituer à eux, car ce qui est à Dieu, bien sûr, n’est pas à César. (…) N’ayez pas peur de nous faire peur… de nous faire un peu peur. Vous êtes chargés de la subversion spirituelle du matériel, de subvertir la guerre, le mépris et la domination. Ce n’est pas facile, c’est une lourde tâche et grave. C’est même effrayant j’imagine. Mais après tout, il y a 2000 ans, est-ce que c’était facile ? «
Cabanel Patrick
» Lorsque la Séparation intervient, elle crée deux situations juridiques distinctes, celles des édifices antérieurs à 1905, celle des édifices postérieurs pour lesquels la loi n’a à peu près rien prévu. Pour l’antérieur, les articles 12 et 13 spécifient que les édifices servant à l’exercice public du culte et mis à la disposition de la nation en vertu du Concordat restent propriété de l’Etat, des départements et des communes et seront laissé gratuitement à la disposition des établissements publics du culte (fabriques, paroisses…) puis des associations cultuelles appelées à les remplacer. C’est là une forme de « subvention indirecte initiale » (Jean Baubérot). Les associations devaient être tenues des réparations de toute nature, frais d’assurance et autres charges afférentes. En fait, seuls les protestants et les juifs ont formé des associations cultuelles prévues par la loi. L’Eglise les a refusées, sur la pression du Vatican, créant donc un vide juridique en matière d’édifices du culte : aussi deux lois du 2 janvier 1907 et surtout du 13 avril 1908 ont-elles réglé la difficulté en prévoyant l’attribution par décret des biens non réclamés aux communes. A défaut de propriété, l’Eglise recouvrait la jouissance de ses édifices, comme sous le Concordat. L’article 5 de la loi de 1908 ajoutait : « L’Etat, les départements et les communes pourront engager les dépenses nécessaires pour l’entretien et la conservation des édifices du culte dont la propriété leur est reconnue par la présente loi ». Sont comprises dans ces dépenses l’éclairage, les frais de chauffage (en général), et même la reconstruction de l’édifice si elle n’excède pas le coût d’une consolidation : autant d’avantages dont ne bénéficient pas les cultes qui ont joué le jeu de la loi de 1905 ! «