Vieillir - Contexte
Ce n’est pas si simple de définir la vieillesse. Selon les enquêtes d’opinion, c’est à 75 ans que les français considèrent le début de la vieillesse. Mais ce chiffre est pondéré par des remarques plus qualitatives : » la vieillesse n’est pas une question d’âge, c’est affaire d’esprit ! « , » on a l’âge de son cœur, non de ses artères « , etc. De plus, le vocabulaire de la vieillesse est truffé d’euphémismes : on parle plutôt des » seniors » que des vieux, du » quatrième âge » plutôt que des vieillards. La vieillesse est donc culturellement toute relative. Selon les sexes d’abord : une femme est perçue comme » vieille » bien plus tôt qu’un homme, surtout selon les critères de beauté. C’est aussi relatif selon les époques : Montaigne (16e siècle) se voyait vieux à 40 ans, une femme du 19e siècle avait sa vie derrière elle à 30 ans. En ce sens, certains sociologues adoptent d’autres définitions de la vieillesse. Par exemple, est vieux celui à qui il reste 10 ans d’espérance de vie. Bref, la vieillesse désigne essentiellement » le reste de la vie « .
Cette dernière période de la vie est culturellement plus ou moins valorisée. Aujourd’hui, les sociétés modernes occidentales ont tendance à la rejeter comme elles écartent tout ce qui peut rappeler l’imminence de la mort. Si les gens meurent pour une très large majorité à l’hôpital, loin de leur lieu de vie et de leur entourage, parallèlement, les personnes âgées sont de plus en plus écartées de leur lieu de vie afin de faciliter leur prise en charge.
Comment l’homme aborde-t-il ce » reste de la vie » ? En grossissant un peu le trait, on pourrait souligner au moins trois manières différentes :
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L’homme peut » s’accrocher » et tenter de maintenir à tout prix une certaine performance. La vie est alors perçue comme une permanente ascension où carrière, activités occupent toute la place. Le danger est de croire qu’on pourrait maîtriser sa vie et ne pas tenir compte des accidents de la vie ni de ses propres faiblesses.
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L’homme peut désespérer et se faire l’observateur de son déclin. La vie est alors perçue comme un déclin inexorable : la vieillesse, telle une maladie, fait sombrer dans la décrépitude. Le danger est de ne donner sens et valeur à la vie qu’en termes de compétences et de capacités en ignorant son épaisseur humaine, qualitative.
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L’homme peut appréhender sa vieillesse comme un » élargissement » de sa vie adulte. Contrairement à l’adulte qui » n’a pas le temps « , la personne âgée est celle qui, enfin, peut prendre le sien. C’est un élargissement en ce sens que cette conception approfondit trois domaines privilégiés de l’adulte : l’expérience, la responsabilité et l’authenticité. La vieillesse prend alors sens, mais aussi saveur et grandeur.
Aujourd’hui, la société semble vouer la vieillesse au non-sens. Performance, urgence, progrès, etc., sont les mots d’ordre. De là vient sans doute la tentation d’en masquer les effets ou même, d’en abréger les souffrances (contrairement à une idée reçue, les plus de 60 ans sont la catégorie d’âge la plus touchée par le risque suicidaire : 3500 suicides par an sur un total de 10500).
Une » culture jeune » et pour les jeunes s’est aujourd’hui largement imposée. Par exemple, les jeunes sont devenus une catégorie économique qu’il faut » nourrir » de produits spécialement pensés pour eux ; la » culture jeune » règne dans les médias. L’installation en couple, le premier enfant, l’indépendance financière surviennent beaucoup plus tardivement qu’autrefois. Les sociologues estiment généralement qu’autant la sortie de l’enfance est de plus en plus précoce, autant l’entrée dans la vie adulte est de plus en plus tardive. Entre les deux, la catégorie » jeune » s’allonge dans le temps et s’impose comme l’âge idéal de la vie.
On peut souligner que dans cette perspective, les époques ne valorisent pas nécessairement les mêmes tranches d’âge. Par exemple, l’âge » adulte » a longtemps été la période assimilée à celle de la maturité, des engagements et des responsabilités que les plus jeunes avaient souvent hâte de découvrir. Autre exemple plus lointain : dans la Bible, l’histoire qui unit Dieu aux hommes privilégie le discours adulte (qui correspond en tous cas à la maturité). C’est peut-être pour cette raison que lorsque Jésus mentionne explicitement l’importance des enfants, il choque plus qu’il n’attendrit. Les enfants étaient alors considérés comme négligeables (au même titre que les femmes d’ailleurs) parce qu’ils n’avaient pas atteint l’âge mûr.
La question qui préoccupe est souvent : » comment » va-t-on vieillir ? Dans ce souci qualitatif de la vieillesse, la maladie d’Alzheimer inquiète particulièrement. Du nom de son découvreur (Aloïs Alzheimer), cette maladie neurodégénérative entraîne la perte progressive des fonctions mentales (dont la mémoire). C’est la principale cause de dépendance lourde des personnes âgées et d’entrée en institution puisqu’actuellement, 40% des malades y vivent. En France, en 2006, on recensait 850 000 cas. On en prévoit pour l’Europe 11 millions en 2050.
Ce problème majeur de santé publique soulève quantité de questions. La perte d’autonomie engendrée est destructrice, d’autant plus dans une société ultra-individualiste. La perte de mémoire constitue également une atteinte terrible à la dignité du malade.
Cette problématique soulève l’importance de la mémoire, particulièrement en christianisme. Aujourd’hui, les civilisations de l’écriture construisent des bibliothèques gigantesques pour conserver les documents du passé. Dans les civilisations orales, c’est la mémoire qui assume la fonction des bibliothèques. Les hommes de la Bible, lorsqu’ils sont confrontés à un problème, consultent leur mémoire pour trouver dans le passé des paroles et des comportements qui auraient du sens pour le présent. Le rappel des souvenirs n’est pas la répétition nostalgique d’un passé révolu, mais une nécessité pour comprendre le monde. Le drame qui perturbe les relations entre Dieu et son peuple est l’oubli. L’homme biblique dans le malheur crie à Dieu et lui demande pourquoi Dieu l’a oublié (Esaïe 49,14). Inversement, lorsque Dieu fait un procès à l’homme, il lui reproche son manque de mémoire (Deutéronome 32,18). Cette lutte de la mémoire contre l’oubli est permanente et elle souligne combien la mémoire est constitutive de toute relation : à soi, aux autres et à Dieu. La mémoire fonde les liens (affectifs, spirituels, sociaux, amicaux, etc.) qui unit les hommes dans leur propre individualité, entre eux et à Dieu.