Prier - Aller plus loin
Au cœur de la vie chrétienne, il y a cette prière du « Notre Père » que les générations de croyants ne cessent de répéter à la suite des premiers disciples de Jésus. Elle est si familière aux chrétiens qu’il est parfois difficile d’en saisir le sens exact. Pourtant, elle n’est pas une prière « simple » en raison, surtout, des multiples difficultés que soulève son interprétation. Depuis les premiers siècles du christianisme et jusqu’à l’époque contemporaine, le « Notre Père » a fait l’objet d’innombrables commentaires, qui inlassablement, s’efforcent d’en expliciter le sens. Ainsi, ce passage conclut une étude du « Notre Père » et tente d’en souligner les traits principaux :
Pouilly Jean, Dieu notre Père, (Cahiers-Evangile n°68) Paris Cerf 1989 p.62-63 :
« Avec Jésus, la notion de paternité divine s’approfondit de façon décisive et dépasse totalement le sens métaphorique qu’elle revêtait jusqu’alors. Elle exprime un rapport nouveau et privilégié, unique en son genre, comme l’ont bien souligné les évangélistes à travers plusieurs indices. Jésus, et lui seul dans le Judaïsme ancien, s’adresse à Dieu en utilisant très simplement le terme familier Abba, – nom que l’enfant donne à son père – révélant ainsi le lien intime qui l’unit à Dieu. L’originalité de Jésus – une originalité relative seulement – paraît résider dans l’emploi non problématique de ce vocabulaire. Jésus parle de Dieu comme Père et s’adresse à lui ainsi sans manifester le besoin d’introduire des nuances, de rappeler que Dieu ne peut s’appeler ainsi que par manière d’analogie, de sauvegarder la transcendance divine en faisant suivre le mot de la référence aux cieux. Il parle du Père directement, simplement » (J. Schlosser, Le Dieu de Jésus, p. 206). Dieu est son Père à un titre particulier et exclusif.
En enseignant à ses disciples la prière du « Notre Père », Jésus invitait les siens à entrer eux aussi dans une communion plus profonde avec Dieu et à reconnaître en lui leur Père des cieux auquel ils peuvent s’adresser en toute confiance. De même, à travers sa prédication et son comportement, Jésus a su mettre en lumière la bonté surhumaine de ce Père céleste et sa sollicitude envers ceux-là mêmes que l’on considérait comme les plus éloignés de Lui. »
Dans cet ouvrage, Denis Vasse (théologien et psychanalyste) s’interroge sur la prière : qu’est-ce que la prière ? Est-ce un besoin qui peut être apaisé ou une demande irréductible ? D’un point de vue psychanalytique, l’auteur réfléchit sur le rôle et le travail de la parole au cœur de la prière.
En ouverture de ce livre, Denis Vasse tente de cerner ce que le mot « prière » recouvre exactement.
Vasse Denis, Le temps du désir, Paris Seuil 1969 p.17-18 :
« Il est impossible de dire une fois pour toutes ce qu’est la prière, comme il est impossible de dire l’homme. Cela ne suffit pas, pourtant, à la ranger définitivement dans le grenier des choses ineffables où tout serait organisé selon le secret des souvenirs du cœur, dans la trame d’une intuition qui échapperait à tout discours. Au contraire, nous pensons que l’impossibilité de se dire adéquatement provoque l’homme à parler et suscite en lui une parole qui, dans toutes les langues possibles, témoigne de cette impossibilité même. Irréductible à une définition purement intellectuelle, la prière est de l’ordre de l’expérience. Nous ne sommes pas autorisés, pour autant, à nous réfugier derrière le « mystère », paravent de la paresse ou de l’ignorance, dont les chrétiens ont parfois abusé, afin de se protéger au mieux des questions indiscrètes venues du dehors ou surgis du dedans.
Qu’on s’y adonne ou non, qu’on la trouve bienfaisante ou ridicule, la prière se présente comme un temps d’arrêt des activités pendant lequel l’homme, par la médiation de son corps, prétend se mettre en présence de Dieu. Dans le suspens de son activité imaginaire, qu’elle soit discours ou comportement, l’homme laisse surgir ce qui est déjà là, mais encore retranché ou expulsé des représentations qu’il s’en donne. Ce déjà là est toujours absent de la représentation qui cherche à le saisir, c’est le réel. Il fait irruption dans la faille des représentations imaginaires, à leurs frontières, comme ce qui « subsiste hors de la symbolisation », comme ce qui est encore « soustrait aux possibilités de la parole », dont « il n’attend rien », mais à l’opération de laquelle il est nécessaire. Si elle est source des représentations, la parole ouvre aussi en elles une faille par où le réel fait irruption. Cette faille de l’imaginaire corrélative de l’irruption du réel définit l’opération symbolique de la parole, spécifique de l’homme en ce qu’elle articule en lui l’irreprésenté (voire l’irreprésentable) et le représenté (la représentation).
La prière comme la parole font éclater, en effet, le réseau des représentations que nous fabriquons pour nous y mouvoir dans l’aisance de la compréhension. L’une et l’autre surgissent dans l’enchevêtrement du langage qui pré-existe au corps de tout individu. Elles s’insèrent dans un réseau de mots, en même temps qu’elles indiquent ce qui échappe à tout système de représentations et qui, pourtant, en est la source. »
Dans De la vie communautaire, le théologien allemand Dietrich Bonhoeffer (1906-1945) s’interroge sur ce qu’est une communauté chrétienne (ce qui la fonde, ce qui la constitue et l’anime). Il poursuit sa réflexion sur « comment prier, lire la Bible, dire les psaumes, chanter ensemble, comment vivre sa journée en chrétien, écouter, aider, accepter les autres, confesser ses péchés, servir Dieu ». Dans ce passage, Bonhoeffer donne une place prépondérante à la prière dans la vie communautaire chrétienne.
Dietrich Bonhoeffer De la vie communautaire Genève / Paris Labor et Fides / Cerf 1997 p. 59-60.
« Prier en commun
La parole de Dieu, la voix de l’Eglise et notre prière vont ensemble. Nous avons à parler maintenant de la prière en commun. « Si deux d’entre vous s’accordent pour demander une chose quelconque, elle leur sera accordée par mon Père qui est dans les cieux » (Matthieu 18,19). De tous les éléments du recueillement communautaire, c’est la prière qui nous réserve les plus grandes difficultés, car ici c’est nous-mêmes qui devons parler. Nous avons entendu la parole de Dieu, nous avons pu nous unir au chant de l’Eglise ; il s’agit maintenant de prier Dieu ensemble, et cette prière doit être notre parole, notre prière pour le jour présent, pour notre travail, pour notre communauté, pour les soucis et les péchés particuliers qui pèsent sur nous tous et pour tous les hommes qui nous sont recommandés. Ou bien n’aurions-nous vraiment rien à demander pour nous, et notre besoin de prier en commun, de notre propre mouvement et avec nos mots à nous, serait-il inadmissible ? Quoi qu’on puisse dire, il est simplement impossible que des chrétiens appelés à vivre ensemble sous l’autorité de la Parole ne soient pas amenés à adresser aussi ensemble à Dieu leurs prières personnelles. Ils ont à présenter à Dieu les mêmes requêtes, les mêmes actions de grâces, la même intercession, et ils doivent le faire joyeusement et avec confiance. Toute timidité, toute crainte de s’exprimer librement devant les autres doit ici disparaître. Car il s’agit de laisser un de nos frères exposer à Dieu la prière de la communauté en toute simplicité et sobriété. Mais il faut également faire taire en soi toute tendance à juger et à critiquer celui qui prie, car les faibles mots qu’il prononce sont dits au nom de Jésus-Christ. La prière en commun est en fait l’élément le plus naturel de la vie chrétienne communautaire, et s’il est bon et utile que nous cherchions à la modérer pour lui conserver sa pureté et son caractère biblique, nous ne devons cependant pas étouffer la liberté de son élan, qui est nécessaire ; car son Seigneur a fait reposer sur cette forme de prière une grande promesse. »