Tout le corps - Aller plus loin
K. Schächl Extrait d’une conférence donnée en Belgique dans le cadre d’une retraite :
» Le mot « prière » en soi n’a pas seulement une signification religieuse. Les racines de la prière humaine plongent dans la nuit des temps. Avant d’être dialogue, la prière est interpellation, interpellation qui s’adresse à quelqu’un, de manière plus ou moins confiante, de manière plus ou moins articulée. Et la prière naît au moment où l’être humain réalise plus ou moins clairement qu’il a besoin de quelqu’un, qu’il a besoin de quelque chose. C’est concret. La prière commence toujours et reste toujours attachée aux choses concrètes. Notre tendance à séparer prière pour des choses concrètes et une soi-disant » prière spirituelle » n’est probablement qu’une construction… abstraite. L’une n’est pas meilleure que l’autre, l’une et l’autre sont expression d’une recherche, d’une prise de conscience des limites de la vie. Le Nouveau Testament nous le rappelle avec force. Les gens que Jésus rencontre, le prient d’intervenir concrètement ; leur prière a rarement des aspects uniquement spirituels. Et pourtant, Jésus ne critique pas leur prière ! Il ne dit pas : « Eh bien, parce que vous me demandez de rétablir la santé de quelqu’un, ce n’est pas assez spirituel, du coup, je ne vous exaucerai pas ! » Arrêtons donc de juger ce que nous considérons comme trop « terre à terre ». Jésus ne juge pas, il accueille car il sait de quoi l’être humain est fait ! Et nous le savons trop bien : celui qui se met à surveiller sa prière pour que celle-ci ressemble le plus possible à une prière « spirituelle », purgée de tous les éléments un peu magiques, risque de trier tellement dans tous ses mots que finalement, il ne reste pas grand chose à dire. Et surtout, il est dans une perspective où il ne peut que juger la prière des autres. Non, la prière n’est pas un exercice spirituel de haut niveau. Elle est enracinée dans le quotidien de ceux et celles qui prient. C’est dans ce monde-ci et non dans un autre monde que me projette ma prière. C’est au moment où l’être humain réalise ses limites, sa finitude, sa dépendance, qu’il commence à prier, à crier, à exprimer son besoin, sa faim et sa soif. La prière est donc liée intimement à l’humanité de l’être humain. Oui, la prière est l’expression de notre humanité. «
Monod Wilfred Jésus
» Le même soleil qui nous éclaire, vous et moi, projeta l’ombre du Galiléen sur la poussière blanche de la Palestine, et se refléta sur sa rétine. Exercez-vous à méditer cette pensée : il a vécu, lui, sur notre globe, en chair et en os. […] Le Christ a donc marché sur notre Terre ! Si l’on nous annonçait qu’un être tel que celui-là vécut jadis ailleurs, dans le système solaire, y prononça les mêmes paraboles, y souffrit de la même Passion, y remporta la même victoire sur la mort, – le globe, ainsi honoré par sa présence, nous apparaîtrait, dans les cieux, comme un monde sacré, nimbé chaque nuit d’une mystique auréole. Eh bien ! tout ce merveilleux poème, toute cette merveilleuse épopée, appartiennent à notre pauvre petite planète ; et rien, jamais, ne lui arrachera sa décoration tragique ; elle porte la Croix en pleine poitrine ! Les événements du Calvaire sont incrustés dans son écorce. «
Extrait d’une conférence d’Alain Houziaux
» Pour découvrir les liens complexes et fantasmatiques entre le corps, le honteux et le sacré, rien n’est plus éclairant que l’étude des hérésies religieuses. En effet, celles-ci, bien souvent, dévoilent l’inconscient et le refoulé de la relation que nous avons avec le corps et la sexualité. Ce qu’elles montrent c’est que, comme l’a dit Milosz « on se venge de son âme en polluant son corps » (Milosz Maximes et pensées Silvaire 1967). Les relations bien souvent infectées que l’on a avec son corps procèdent d’une forme de dépit d’avoir une âme et aussi de ne pas être seulement une âme.
Pour ce dernier, c’est Dieu lui-même qui, en lui donnant son corps et en le livrant « au conditionnement de ses organes si mal ajustés à son moi » (Antonin Artaud Bilboquet) l’empêche de rejoindre ce qu’il est, à savoir le « carrefour irréductible de toutes choses ». Le corps est de trop. Il l’empêche d’être transparent, sans résistance ni opacité, dans le flux du monde. L’obsession d’Artaud, c’est de se livrer à un travail de « râpe » sur ce corps pourri et obscène pour enfin parvenir à la pureté, la fluide transparence du néant (Danièle André-Carroz
Pour lui, la souffrance doit ronger le corps pour en exhumer, intact, la pureté intégrale. Il faut extirper Dieu de son corps par une intense mortification de celui-ci. C’est pourquoi Jésus-Christ ne rejoint Dieu et ne devient Dieu que par sa crucifixion. Cette crucifixion le défait de sa chair et lui permet de s’en délivrer.
Artaud s’écrie : « Il n’est plus possible que le miracle n’éclate pas. J’ai été trop supplicié. Je me suis trop ennuyé au monde. J’ai trop travaillé à être pur et fort. J’ai trop pourchassé le mal. J’ai trop cherché à avoir un corps propre » (Antonin Artaud Lettre à Pierre Loeb du 23 avril 1947).
Bien sûr l’expérience d’Artaud est pathologique, mais elle pose de vrais problèmes.
Pour lui, comme pour Platon d’ailleurs, le problème n’est pas que nous soyons corporels : le corps n’est pas mauvais en soi, il est neutre. Le problème, c’est que Dieu ne le laisse pas être lui-même. Il veut faire du corps son temple. Pour Artaud, Dieu, en se faisant chair, rend la chair insupportable. Il est comme un cancer qui le ronge de l’intérieur. De même pour Platon et pour la tradition platonicienne, le problème est que l’âme soit séduite par le corps et s’en rende captive (Phédon 79c). Ce faisant, elle perturbe le fonctionnement neutre du corps, elle crée des exigences morales, ascétiques et masochistes.
Pour elle, il faut épuiser l’énergie du corps. Par la discipline et par l’ascèse, par le dressage et la douleur, il faut faire en sorte que le corps se détache de moi et devienne transparent, fluide, sans désir, pleinement obéissant à la « nécessité », quasiment végétatif, dépourvu d’instinct de conservation.
« Etre rien pour être à sa vraie place dans le Tout » (Cahiers II). « Mon Dieu, accorde-moi de devenir rien. A mesure que je deviens rien, Dieu sème à travers moi ». Il y a union avec Dieu là où l’être propre n’existe plus.
Il est certes tentant de faire une interprétation psychanalytique de cette relation au corps chez les gnostiques, Artaud et Simone Weil. Mais il me semble que le problème n’est pas à poser en ces termes. Ce qu’il y a de pathologique chez eux est aussi significatif d’une vérité plus ou moins occultée chez beaucoup.
La vraie question, c’est celle-ci : une religion peut-elle être autre chose qu’un dualisme entre le corps et l’esprit ? Peut-elle être autre chose qu’une forme de platonisme ?
Tous les peuples ont tenté, par des transes en particulier, de se libérer de leur corps pour atteindre l’au-delà, le ciel, le « pays sans mal ». « La destination de l’âme consiste à se libérer du corps pour aller vivre dans l’autre monde, allégée de tout poids terrestre » (Van der Leeuw
On trouve d’ailleurs des traces de cette manière de voir même dans le Nouveau Testament. Paul parle d’un homme (vraisemblablement lui-même) qui fut ravi dans le troisième ciel « fusse avec ou sans son corps, il ne sait, Dieu le sait » (2Corinthiens 12,2).
Cependant, il est incontestable que la conception chrétienne du corps est aux antipodes du platonisme et du gnosticisme. Elle se rapprocherait plutôt de celle de l’animisme et aussi de l’aristotélisme. En effet, pour ceux-ci, l’homme n’est pas une âme établie dans un corps, il est un corps-âme.
La philosophie et la théologie d’aujourd’hui retrouvent les intuitions de la pensée biblique et scolastique sur l’importance du « cœur » pour dépasser la distinction entre esprit et corps. Elle insiste sur l’importance primordiale de l’affect et de ce qui est de l’ordre de l’amour pour fonder l’unité de la personne.
Et pourtant, même si le christianisme d’aujourd’hui encense souvent le corps pour en faire le temple de l’Esprit, il n’en reste pas moins que dans sa liturgie et ses rituels, on peut trouver, refoulées, les traces d’un désir de briser et crucifier le corps et de faire de la souffrance une forme de sacrifice et de sanctification. L’eucharistie rappelle et répète le sacrifice du corps écartelé et du sang versé par Jésus-Christ sur la croix. La liturgie de la messe rappelle que le chrétien est appelé à « s’offrir en sacrifice vivant et saint ». Tout ceci est significatif.
Ce qui montre également que, pour le christianisme, le corps est toujours de fait, le lieu du péché, c’est la promulgation récente par l’Eglise catholique des dogmes de l’Immaculée Conception et de l’Assomption de la Vierge Marie.
Le corps de Marie, pour qu’il soit digne d’engendrer le Christ doit ne pas avoir été maculé par le péché et donc avoir été conçu de manière immaculée (c’est le dogme de l’Immaculée Conception). Et, parce qu’il a porté le Christ, il doit échapper à la souillure de redevenir poussière (c’est le dogme de l’Assomption qui affirme que Marie, immédiatement après son décès, « fut reçue avec son corps et son âme dans la gloire céleste ».
Ces deux dogmes montrent que, fondamentalement, le christianisme ne peut pas vraiment admettre que le fils de Dieu puisse s’incarner dans une chair qui soit celle du commun des mortels. Ainsi ils montrent que le corps est toujours considéré comme infecté par le péché. Dans les faits, le christianisme continue à refuser que « la Parole puisse être faite chair » (Evangile de Jean 1,14). «