Caïn et Abel - Aller plus loin
L’auteure propose une explication psychologique sur la nature de l’offrande de Caïn et d’Abel. Elle voit une différence qualitative entre les deux gestes.
« Je vois qu’Abel offre ce qui est à lui. Il apporte les aînés de son troupeau et leur graisse. C’est le sien, ce troupeau. Tandis que Caïn offre ce qui n’est pas à lui. Il apporte des fruits de la terre. Ce ne sont ni ses fruits ni sa terre. Contrairement à son frère, Caïn n’est pas présent lui-même dans son offrande. (…) Caïn offre des fruits de la terre sans qu’ils soient messagers de sa présence. »
Marie BALMARY, Abel ou la traversée de l’Eden, Paris, éditions Grasset, 1999, p.117.
Le réformateur du 16e siècle Martin Luther, dans son commentaire de l’épisode de Caïn et Abel, envisage le rôle non négligeable des parents au sujet de la différence de traitement des deux frères.
« Voilà pourquoi Dieu n’épargne pas le premier-né Caïn. Il n’avait pas accordé la primogéniture à Caïn pour que celui-ci s’en enorgueillisse et en vienne à mépriser Dieu. Il lui en avait fait don, pour qu’il honore et craigne Dieu. Comme il ne le fait pas, Dieu le rejette.
Il y a là aussi une faute de la part de ses parents. Ils favorisent cet orgueil, comme le choix de prénoms le montre. Adam et Ève n’ont d’espoir qu’en leur fils aîné qu’ils désignent comme leur trésor. D’Abel, ils pensent qu’il n’est rien et qu’il n’y a rien à en attendre. Ils traitent Caïn comme un roi et voient en lui la semence bénie. C’est pourquoi ils attendent de lui des choses grandioses, et il en est fier. Quant à Abel, ils le négligent comme s’il s’agissait d’un vaurien.
Mais Dieu change le cours des choses : il rejette Caïn et, d’Abel, il fait un ange et le premier d’entre tous les saints. En effet, au moment où son frère l’assassine, Abel est le premier à être libéré du péché et des maux d’ici-bas ; et ensuite, dans toute l’histoire de l’Église, il a l’éclat d’une étoile de première grandeur, du fait de cette remarquable attestation de justice que Dieu, puis toute l’Écriture, lui rendent. C’est ainsi que Abel, tenu pour un vaurien par Adam, Ève et Caïn, est établi, au regard de Dieu, comme seigneur du ciel et de la terre. En effet, après sa mort son sort est bien meilleur que s’il était le propriétaire de mille mondes avec toutes leurs richesses.
C’est là la fin de l’orgueil et de la présomption qu’on oppose à Dieu. Caïn s’en est remis au fait d’être l’aîné ; plus que lui-même, il a méprisé son frère et n’a pas cru à la promesse qui concernait Christ. Abel, au contraire, a reçu dans la foi la promesse concernant sa descendance qui avait été faite à Adam, et cette foi est la raison pour laquelle il a offert un meilleur sacrifice que Caïn, comme le dit l’Épître aux Hébreux ».
Martin LUTHER, WA 42, 182,18, cité in CERBELAUD Dominique, DAHAN Gilbert, Caïn et Abel. Genèse 4, Cahiers Évangile, supplément N° 105, Paris, éditions du Cerf, 1998, p. 79.
Les premiers chapitres du livre de la Genèse expliquent l’origine du monde (Genèse 1), la création du premier homme et de la première femme (Genèse 2), l’irruption du mal (Genèse 3). Le texte de Genèse 4 raconte le premier meurtre de l’humanité. Ces textes relèvent du mythe. L’auteur explique que ces textes fondateurs structurent toute culture.
« D’abord, l’ambivalence du sacré (…) confère au mythe le pouvoir d’assumer aussi bien le côté ténébreux que le côté lumineux de la condition humaine. Ensuite, le mythe incorpore l’expérience fragmentaire du mal dans de grands récits d’origine de portée cosmique, où l’anthropogenèse* devient une partie de la cosmogenèse*, comme en témoigne toute l’œuvre de Mircea Eliade*. En disant comment le monde a commencé, le mythe dit comment la condition humaine a été engendrée sous sa forme globalement misérable. […]
Du coup, le mythe doit changer de registre : il lui faut non seulement raconter les origines, pour expliquer comment la condition humaine en général est devenue ce quelle est, mais argumenter, pour expliquer pourquoi elle est telle pour chacun. C’est le stade de la sagesse. La première et la plus tenace des explications offertes par la sagesse est celle de la rétribution : toute souffrance est méritée parce qu’elle est la punition d’un péché individuel ou collectif, connu ou inconnu. Cette explication a au moins l’avantage de prendre au sérieux la souffrance en tant que telle, comme pôle distinct du mal moral.»
Paul RICOEUR, Le mal. Un défi à la philosophie et à la théologie, Genève, éditions Labor et Fides, 2004, p. 27 et 30.
Notes (service Théovie) :
Anthropogenèse : formation de l’être humain.
Cosmogenèse : formation du monde.
Mircéa Eliade : (Bucarest 1907 – Chicago 1986) historien des religions. Son travail porte sur l’histoire comparée des religions et des mythes.
L’auteur précise que la liberté humaine induit une très grande responsabilité. Choisir le bien ou le mal est la question existentielle de chaque être humain. Ceci est vrai à chaque époque. Il fait ici référence à la shoah.
« Cette remise de Dieu à la liberté humaine – une liberté capable de le nier – rend l’homme suprêmement responsable, avec cette liberté ultime et impossible à décliner qui fait de lui la source même du Bien et du Mal, ce qui coïncide avec l’abdication de Sa toute puissance, abdication qui, loin d’être un geste d’impuissance, est le geste de l’amour extrême et inimaginable par lequel Il « retire en arrière » pour qu’existe l’autre, laissant béante une perspective de sens où la grandeur de l’homme ne consiste pas dans l’élévation de sa puissance en omnipotence, mais dans l’abdication de toute forme de puissance, à l’exemple de Dieu. »
Hugues RONDEAU, Méditation sur Auschwitz. Quand se gonflèrent les sources de l’abîme, Paris, éditions Régnier, 1996, p. 73.
Voici le dialogue qu’imaginent les rédacteurs du targum du pseudo-Jonathan. Ils amplifient considérablement la teneur du verset 8 du texte biblique. Caïn et Abel se lancent dans un débat philosophique. Suite à leur désaccord, Caïn tue son frère Abel avec une pierre. Une façon d’expliquer le geste de Caïn ?
« Caïn dit à son frère Abel : « Viens, sortons tous deux dans la campagne. » Et il advint que lorsque tous deux furent sortis dans la campagne, Caïn répondit et dit à Abel : « Je vois que le monde a été créé par amour mais qu’il n’est pas régi selon le fruit des bonnes œuvres et qu’il y a, dans le jugement, acception de personnes. Pourquoi ton offrande a-t-elle été accueillie avec faveur et mon offrande à moi n’a-t-elle pas été accueillie avec faveur ? »
Abel répondit à Caïn, en disant : « Le monde a été créé par amour et il est régi selon le fruit des bonnes œuvres et il n’y a point dans le jugement acception de personnes. Parce que les fruits de mes œuvres étaient meilleurs que les tiens et antérieurs aux tiens, mon offrande a été accueillie avec faveur ».
Caïn répondit et dit à Abel : « Il n’y a ni jugement ni juge ni un autre monde ! Point de remise de récompense pour les justes ni de châtiment pour les méchants ! »
Abel répliqua à Caïn, en disant : « Il y a un jugement et il y a un juge et il y a un autre monde ; il y a remise de récompense pour les justes et un châtiment pour les méchants ! »
Sur ces questions, ils se querellaient en pleine campagne. Et Caïn se dressa contre son frère Abel et, lui enfonçant une pierre dans le front, le tua. »
La Nouvelle Bible Segond, édition d’étude, Alliance Biblique Universelle, Villiers-le-Bel, éditions Société biblique française, 2002, p. 30, note N°8.
Cet extrait donne un panorama de la réception du texte de Genèse 4 par la tradition juive et la tradition chrétienne au Moyen Âge. Les points communs et les différences entre les deux interprétations sont ici dégagés.
« Dans l’Occident médiéval, exégèse juive et exégèse chrétienne entretiennent des rapports complexes, vivent une histoire entrecroisée faite d’influences réciproques ; de l’une à l’autre, les échos sont perceptibles, même si la défiance a, elle aussi, sa place.
Juifs ou chrétiens, les commentateurs du Moyen Âge perçoivent bien, dans le récit de Gn 4, un texte fondateur qui exprime des idées essentielles pour l’homme : la vie et la mort, la responsabilité vis-à-vis d’autrui, la difficulté de construire une cité humaine, les pièges et la nécessité du progrès, la liberté que l’homme a de choisir sa voie, la relation à Dieu. Les uns et les autres explicitent ces thèmes, dans lesquels ils se rejoignent, avec les modes propres de leur herméneutique.
Exégèse juive et exégèse chrétienne divergent cependant, au moins d’une manière visible, sur un point fondamental : pour le chrétien, l’Écriture tout entière dit le Christ. Pour mieux l’exprimer, il utilise jusqu’au XIIe siècle l’allégorie, qui permet d’étager les lectures (le récit historique, l’interprétation référée au Christ). Et à partir du XIIIe siècle, l’exégète chrétien s’efforce de plus en plus de trouver ce contenu christique dans la lettre même du texte. L’exégèse juive, qui, de même que l’exégèse chrétienne, entend expliciter l’histoire racontée et en tirer des enseignements moraux, ne reconnaît pas, quant à elle, cette dimension christique.
Mais au-delà de cette divergence, au-delà aussi des modalités différentes utilisées dans l’une et l’autre, elles se rejoignent sûrement dans leur quête passionnée du sens, dans leur réception dévote d’un texte qui, pour elles, est plus que texte : Parole divine, source de vie, médiation entre un message au-delà de l’humain et les exigences d’une vie sur cette terre. Cette médiation, pour le juif, se limite au texte, alors qu’elle reçoit, pour le chrétien, le secours supplémentaire du Christ incarné. Dans ce second cas, l’exégèse du récit sur Caïn et Abel exprime cette médiation en identifiant au Christ à la fois le sacrifice et le sacrifiant. »
CERBELAUD Dominique, DAHAN Gilbert, Caïn et Abel. Genèse 4, Cahiers Évangile, supplément N° 105, Paris, éditions du Cerf, 1998, p. 76.
L’auteur attire l’attention sur des interprétations problématiques d’une lecture chrétienne des Pères de l’Église. La comparaison entre Abel et le Christ pose question.
« Les Pères de l’Église ont souvent vu en Abel une préfiguration du Christ. Dans les fresques orientales, Abel est parfois représenté comme le premier d’une longue série de personnages de l’Ancien Testament qui annoncent le Christ. Son silence tout au long du récit annoncerait celui de Jésus refusant de répondre durant son procès (cf. Mc 15,5) et ferait écho à la figure du Serviteur souffrant d’Esaïe : Il n’ouvre pas la bouche comme un agneau traîné à l’abattoir, comme une brebis devant ceux qui la tondent : elle est muette ; lui n’ouvre pas la bouche (Es 53,7). (…) Quant au cri de son sang montant jusqu’au ciel, il annoncerait déjà celui que Jésus allait pousser au moment de sa mort (Mc 15.37).
Malheureusement, pour la plus grande honte du christianisme, cette lecture christologique d’Abel fut entachée de l’antisémitisme le plus abject qui n’hésitait pas à voir en Caïn la Synagogue meurtrière et le peuple déicide. Il n’est plus possible, aujourd’hui, de procéder à une telle lecture non seulement pour des raisons morales en soi déjà suffisantes, mais surtout pour des raisons théologiques. »
Didier HALTER, Caïn et Abel. Nos frères en humanité. Poliez-le-Grand (Suisse), éditions du Moulin, 2003, p. 70-71.
L’auteur interroge la notion de responsabilité et l’articule avec la notion de culpabilité. Il tente de définir les contours de la responsabilité et déplace la question sur le mot frère.
« Être le gardien de son frère, voilà qui apparaît peut-être comme un beau programme humanitaire. Seulement, pour le mettre en œuvre, ne faut-il pas que je commence par me mêler de ce qui ne me regarde pas, que je m’introduise fallacieusement, mais en toute bonne conscience, dans l’intimité d’un autre ?
Une attitude protectrice peut ainsi aboutir à des rapports faussés. En m’instaurant gardien de mon frère, qui plus est avec la caution divine, ne me comporterais-je pas comme celui qui sait mieux que lui ce qui est bien ou mal pour lui ? Bref, ne s’agirait-il pas, dans l’application de cette maxime, de la traduction politiquement correcte de mon désir de domination sur ceux qui m’entourent ? (…)
Mais il n’y a pas que cet aspect. La question Suis-je le gardien de mon frère ? peut tout aussi bien être perçue négativement. En effet, un gardien devient automatiquement responsable de la personne qu’il a accepté de garder. Cette responsabilité ressemble un peu à la signature d’un chèque en blanc, et peut s’avérer écrasante, voire culpabilisante. Être le gardien de son frère pourrait également signifier devenir responsable de ses méfaits. Ne l’avais-je pas mis en garde ? La responsabilité des actes de mon frère peut rapidement devenir trop lourde à porter. (…)
C’est pourquoi j’estime nécessaire de prendre le temps d’examiner encore cette question : Suis-je le gardien de mon frère ? Il ne s’agira pourtant pas de nous interroger à frais nouveaux sur ses conséquences comme je l’ai fait jusqu’ici, mais de questionner la question même. Et pour ce faire, je propose non pas de nous demander maintenant ce que peut bien signifier le verbe garder, mais de nous interroger sur un mot simple en apparence, celui de frère.
Didier HALTER, Caïn et Abel. Nos frères en humanité. Poliez-le-Grand (Suisse), éditions du Moulin, 2003, p. 21, 22 et 25.
Les points de vue diffèrent face à la notion de responsabilité. Voici le point de vue de quatre auteurs :
- André Dumas, pasteur et professeur à l’Institut Protestant de Théologie de 1961 à 1984.
- Emmanuel Lévinas, philosophe.
- Brigitte Stora, sociologue, journaliste, autrice, docteur en psychanalyse.
- Paul Ricoeur, philosophe.
- « La responsabilité est, elle aussi, un mot à double effet. Prendre sa responsabilité c’est grandir, assumer, répondre. C’est l’appel qui nous concerne tous et chacun. C’est instituer quelqu’un dans l’anonymat des hontes et des dérobades. C’est éclairer les ténèbres insaisissables. Rien de plus grand que quelqu’un qui dit « je » et « moi », là où règnent « on » et « ils ».
Mais peut-on, doit-on se dire responsable de tout : des malheurs mais aussi des joies ? Quelle présomption, quelle inconscience, quelle terreur aussi de l’affirmer. »André DUMAS, Livre blanc de la commission d’éthique, Fédération protestante de France (FPF), 03 juin 1993. - « Le lien avec autrui ne se noue que comme responsabilité, que celle-ci, d’ailleurs, soit acceptée ou refusée, que l’on sache ou non comment l’assumer, que l’on puisse ou non faire quelque chose de concret pour autrui. Dire : me voici. Faire quelque chose pour un autre. Donner. Être esprit humain, c’est cela.Emmanuel LEVINAS, Éthique et infini, Paris, éditions Fayard / France Culture, collection biblio essais Le livre de poche, 1982, p. 93.
- « L’altérité en soi, c’est le refus et l’impossibilité de cette coïncidence, l’Autre symbolise cette faille de l’être comme une entrave à sa toute-puissance, à son moi narcissique et à sa suffisance. Il est le lieu du manque mais aussi du désir, la possibilité, comme l’écrivait Levinas, d’accéder à un « plus que soi », c’est-à-dire à la transcendance. Et c’est bien ce sujet humain singulier débarrassé de l’illusion de la totalité et de l’éternité qui peut être digne d’une alliance avec le divin. (…)Être responsable, c’est répondre de soi, de son frère, de l’Autre et de sa descendance. On peut aussi hélas le lire à l’envers en constatant que la dérobade (c’est-à-dire le refus de la responsabilité) consiste en un refus de rendre des comptes à la postérité qui passe par le refus de considérer le prochain ou l’autre comme son frère puis le refus de voir l’Autre et son frère comme liés au sujet, à soi-même.En hébreu mais aussi en français, être responsable c’est toujours répondre de l’Autre, et cette intime conviction qui lie l’éthique et l’altérité n’est pas propre qu’au judaïsme. »Brigitte STORA, Dossier thématique : L’hospitalité, in Chema N° 9, juillet 2022, JEM Le Mag, p. 21.
- « Le mal ressortit au contraire à une problématique de la liberté. Foncièrement. C’est pourquoi on peut en être responsable, le prendre sur soi, en faire l’aveu et le combattre. C’est dire que le mal n’est ni du côté de la sensibilité ou du corps (comme tels, ceux-ci sont innocents), ni du côté de la raison (l’homme serait diabolique délibérément et sans reste). Le mal est inscrit au cœur du sujet humain (sujet d’une loi ou sujet moral) : au cœur de cette réalité hautement complexe et délibérément historique qu’est le sujet humain ».
Paul RICOEUR, Le mal. Un défi à la philosophie et à la théologie, Genève, éditions Labor et Fides, 2004, p. 13-14.
L’écrivain Hermann Hesse (1877 – 1962) insère dans son roman Demian une interprétation singulière du récit de Genèse 4. Il propose une réhabilitation de Caïn. Son personnage Max Demian, à la psychologie assez trouble, présente Caïn comme un héros qui ne manque pas de courage. Surprenant !
« – Rien de plus simple. Ce qui est à l’origine de l’histoire, c’est le signe. Il était un homme dont le visage reflétait quelque chose qui inspirait la terreur aux autres. Ils n’osaient le toucher. Lui et ses enfants leur en imposaient. Sans doute, ou plutôt sûrement, ce n’était pas un signe réel sur le front, comme un sceau, par exemple. Dans la vie, les choses se présentent rarement de façon aussi grossière. C’était un je ne sais quoi d’inquiétant, une nuance en plus de l’intelligence et de la hardiesse dans le regard, à laquelle les autres hommes n’étaient pas habitués. Cet homme possédait la puissance. Devant lui, l’on tremblait. Il avait un « signe ». On pouvait l’expliquer comme on voulait, et l’on veut toujours ce qui tranquillise et ce qui vous convient. On avait peur des enfants de Caïn ; ils avaient un « signe ». Aussi, l’on interpréta ce signe, non pour ce qu’il était en réalité, c’est-à-dire une distinction, mais pour le contraire. On déclara que les individus qui possédaient ce signe étaient inquiétants, et ils l’étaient, en vérité ! Les gens courageux, les gens qui ont une forte personnalité, sont toujours peu rassurants. Qu’il existât une race d’hommes hardis, à la mine inquiétante, était fort gênant. Aussi, leur donna-t-on un surnom et l’on inventa ce mythe pour se venger d’eux et pour se garantir de la frayeur qu’ils inspiraient. Comprends-tu ?
Oui… c’est-à-dire… Alors Caïn n’aurait pas été un méchant et l’histoire de la Bible serait fausse ?
Oui et non… De si vieilles histoires sont toujours vraies, mais elles ne sont pas toujours aussi frappantes et ne sont pas toujours expliquées dans leur véritable sens. Bref, je considère Caïn comme un fameux type, et j’estime que c’est uniquement à cause de la crainte qu’il inspirait qu’on a inventé toute cette histoire. À l’origine l’histoire n’était qu’un bruit qui courait parmi les gens, mais il est certain que Caïn et ses enfants portaient une sorte de « signe » et qu’ils étaient autres que la plupart des hommes. »
J’étais très étonné. »
Hermann HESSE, Demian, Paris, éditions Stock, Le livre de poche, traduit de l’allemand par Denise Riboni, 1974, p. 52-54.