Le juste est mis à nu - Espace temps
Au moment où l’être humain est exposé à un malheur ou une souffrance qui le dépassent, on peut régulièrement entendre des paroles qui rappellent l’idée de la rétribution : » Qu’est-ce que j’ai fait au bon Dieu (ou dieu !) pour mériter cela ? » Même des personnes qui ne se disent pas croyantes peuvent avoir ce genre de réflexes. C’est que la logique du lien de cause à effet habite en profondeur l’humanité. L’absence de lien est souvent vécue comme un non-sens insupportable. Il vaut mieux trouver un sens même discutable que de rester sans explication pour l’événement qui est survenu.
Le croyant dans la pensée de la sagesse s’efforce à vivre en juste. Cette justice se concrétise dans la relation avec Dieu, le Juste par excellence, mais aussi dans la relation avec les autres. La justice qui est l’objectif de la vie croyante n’est pas d’abord une obéissance servile aux lois divines et humaines, mais une attitude intérieure qui se manifeste dans la vie de tous les jours, dans la considération et le respect des autres, en particulier des plus démunis.
Kierkegaard, Soeren, La répétition (1843), in :
Dans la » Lettre du 19 septembre « , le philosophe Kierkegaard s’adresse à Job et lui dit :
» Job ! Job ! ô Job ! N’as-tu vraiment prononcé que ces belles paroles : « Eternel a donné, l’Eternel a ôté, que le nom de l’Eternel soit béni ! » ? N’as tu rien dit de plus ? As-tu passé tout le temps de ta détresse à les répéter uniquement ? Pourquoi gardes-tu le silence sept jours et sept nuits ? Que se passe-t-il alors dans ton âme ? Quand le monde entier s’écroule sur ta tête et ne laisse autour de toi que des débris, reçois-tu aussitôt le calme surhumain, l’explication de l’amour, le robuste courage de la confiance et de la foi ? Ta porte est-elle aussi fermée à l’affligé, ne peut-il attendre de toi d’autre consolation que celle de la pitoyable sagesse du monde, quand elle débite un paragraphe sur la perfection de la vie ? N’as-tu rien de plus à dire, n’oses-tu rien dire de plus que les consolateurs officiels mesurant leurs paroles au malheureux, que ces consolateurs de métier, raides comme des maîtres de cérémonie, prescrivant à l’affligé qu’à l’heure de la détresse, il convient de dire : « Eternel a donné, l’Eternel a ôté, que le nom de l’Eternel soit béni ! » ni plus ni moins que si l’on disait : « A vos souhaits ! » à celui qui éternue ! Non. «
La question du juste qui souffre est une question universellement connue et débattue. Ainsi, dans un texte mésopotamien contemporain du livre de Job, le sage reconnaît jusque dans la souffrance endurée la main de Dieu :
» Je veux louer Marduk, le Seigneur de sagesse, le dieu [avisé] ; il s’irrite la nuit, mais pardonne le jour. […] ; lui dont la colère, telle une tempête, (ne laisse que) steppe, mais dont le souffle est agréable comme la brise du matin. Irrésistible est sa fureur, et sa rage est un ouragan ; mais son penchant est secourable et son cœur prêt au pardon. Les cieux ne peuvent porter le poids de ses mains, […] Ses coups pénètrent, ils transpercent le corps ; mais doux sont ses bandages, ils sauvent de la mort. […] Si lourd que (pèse) sa main, son cœur est miséricordieux ; si terribles que soient ses armes, sa volonté opère la guérison. »
Cité dans
Devant le drame de la peste qui s’abat sur la ville, la question du pourquoi de la souffrance se pose. Albert Camus met en scène le père Paneloux. Dans un premier prêche, celui-ci défend l’idée selon laquelle la peste -comme tout mal- est d’origine divine. Elle est une punition et il faut trouver une manière de » convertir ce mal en bien « .
Devant la souffrance devenue intolérable, surtout celle des enfants, il va dans un deuxième temps infléchir complètement sa position : » [Le père] parla d’un ton plus doux et plus réfléchi que la première fois et, à plusieurs reprises, les assistants remarquèrent une certaine hésitation dans son débit. Chose curieuse encore, il ne disait plus « vous », mais « nous ». » Et, un peu plus loin dans le texte : » [Le père] disait à peu près qu’il ne fallait pas essayer de s’expliquer le spectacle de la peste, mais tenter d’apprendre ce qu’on pouvait en apprendre. Rieux comprit confusément que, selon le père, il n’y avait rien à expliquer. Son intérêt se fixa quand Paneloux dit fortement qu’il y avait des choses qu’on pouvait expliquer au regard de Dieu et d’autres qu’on ne pouvait pas. »
A.Camus,
Face à la souffrance et au malheur, l’effort humain consiste à comprendre, à expliquer ou à intégrer ce qui arrive dans un système philosophique ou théologique. Différentes lectures de ce qui arrive existent et se côtoient. Toutes peuvent avoir de la valeur aussi longtemps que c’est celui ou celle qui souffre qui prend la parole sur sa propre situation. Ce qui est particulièrement irrecevable c’est quand un tiers explique à celui qui souffre le sens de sa souffrance.
Un monsieur est allé voir un ami à l’hôpital. Il était très malade et très inquiet. Le monsieur cherche à lui dire des paroles de consolation. Rien n’y fait. Un jour, il vient le voir et trouve son ami paisible et tranquille dans son lit. Il lui demande ce qui lui arrive. Celui-ci lui répond : » C’est parce qu’enfin, j’ai compris que c’était Dieu qui m’envoyait cette maladie ! » Le monsieur en question reste bouche bée devant ce qu’il juge être une explication affreuse et horrible de la maladie. Toutefois, il reconnaît que c’est l’explication de son ami et qu’elle semble l’apaiser. Son ami lui dit : » Tu comprends, je sais maintenant que ma maladie n’est pas la conséquence d’un pouvoir maléfique. Dieu, je le connais, je vais pouvoir me disputer avec lui ! »
Cette histoire traduit bien la difficulté qu’on a parfois de ne pas parler à la place de celui ou de celle qui souffre mais de respecter l’expérience de l’autre. La réponse à la maladie, au malheur est toujours une réponse individuelle. On ne peut pas la donner » une fois pour toutes « , et surtout ce n’est pas un tiers qui peut l’imposer, alors qu’il ne se trouve pas concerné.
Une lecture populaire de l’histoire de la figure de Job au Congo
Extrait d’une conférence du professeur André Kabasele Mukenge, Facultés Catholiques de Kinshasa :
» Il faut dire que le personnage même de Job est fascinant, et ses malheurs accumulés rendent sa figure disponible pour tenter un rapprochement par similitude ou par analogie avec la situation de la plupart des Africains aujourd’hui. Comme dit le proverbe, « le malheur ne vient jamais seul » : on a parfois l’impression que toutes les souffrances se sont données rendez-vous en Afrique. Il n’est pas rare d’entendre des gens, au pire de leurs épreuves, oser cette comparaison et se désigner comme « Job ». Dans une telle auto-désignation, ce qui est mis en avant, ce sont les malheurs de Job. La Bible les décrit en effet de manière à frapper les esprits et l’imagination.
Toutefois, c’est l’attitude de Job au milieu de ces souffrances qui a retenu l’attention des milieux chrétiens populaires. Cette attitude est résumée dans une formule lapidaire : Le Seigneur avait donné, le Seigneur a repris : que le nom du Seigneur soit béni ! (Job 1,21b). Une enquête dans les milieux populaires à Kinshasa a révélé que c’est la seule phrase du livre retenue par coeur. […] Cependant, il convient, me semble-t-il, de se demander si ce recours à Job ne participe pas de l’esprit général de résignation et de fatalisme qui a élu domicile dans notre société. Cet esprit est entretenu par certaines prédications à succès, issues surtout des Eglises dites de réveil. Ces Eglises tiennent un discours simple, voire simpliste dont l’essentiel peut être ramassé en quelques mots : « Dieu seul est le Tout-Puissant. Quelle que soit ma souffrance actuelle, il me donnera la prospérité (matérielle), du moment que je continue à lui faire confiance et à le prier ». Ce qui dérange dans un tel discours, c’est l’absence d’un appel à la responsabilité humaine et à l’engagement concret. Le seul engagement exigé, c’est de prier.
Dans ce contexte, dire Le Seigneur avait donné, le Seigneur a repris, que son nom soit béni, peut devenir irresponsable dès lors qu’on n’a pas pris toutes les dispositions pour éviter ou combattre un tel malheur. Si les conditions hygiéniques, le système de santé publique, la sécurité sociale, la paix étaient garantis, que de morts on aurait épargné dans notre société ! Et ce n’est pas de la seule responsabilité du « Seigneur ». C’est pourquoi, une lecture plus attentive de Job invite à ne pas tomber dans une religion de résignation. A bien voir, Job n’est pas un croyant résigné, mais bien un croyant révolté. «