L’argent fait le malheur - Clés de lecture
Ce passage est le premier, dans l’évangile de Luc, où Jésus enseigne aussi longuement. Après avoir appelé ses disciples et choisi les douze apôtres, Jésus fait halte dans une petite plaine pour s’adresser à » une grande foule de ses disciples et à une grande multitude du peuple » venues l’écouter (Luc 6,17). Il s’agit d’un discours tout public, ou plutôt prononcé devant les disciples à l’intention de toute personne souhaitant le devenir.
L’interjection » heureux » revient à plusieurs reprises dans les textes bibliques : au début du recueil des Psaumes (Psaume 1,1), au début du » Discours dans la plaine » (Luc 6,20b), au début du plus célèbre » Sermon sur la montagne » (Matthieu 5,3) et au début de l’Apocalypse (Apocalypse 1,3). Le bonheur que Dieu veut pour les humains est ainsi rappelé tout au long de la Bible.
Dans l’Ancien Testament, c’est d’abord le peuple que Dieu a choisi -et auquel il a donné sa Loi- qui est déclaré heureux (Deutéronome 33,29). C’est pourquoi les psaumes peuvent affirmer qu’est » heureux celui qui pratique la Loi » (Psaume 1,1). Est aussi déclaré heureux celui qui a beaucoup de fils (Psaume 127,5) ou celui dont la faute est remise (Psaume 32,1-2). Les écrits de la Sagesse indiquent que le bonheur peut aussi se découvrir dans l’adversité ou l’affliction (Qohéleth 7,3).
Dans le Nouveau Testament, le bonheur est exclusivement lié à l’avènement du Royaume de Dieu ; sont » heureux » tous ceux qui le discernent dans la personne et l’œuvre de Jésus-Christ. De Marie, mère de Jésus (Luc 1,45 ; 11,27) au disciple Thomas (Jean 20,29), en passant par le brigand crucifié à côté de Jésus sur la croix (Luc 14,15).
Le bonheur annoncé dans les » béatitudes » est inconditionnel. Il ne dépend pas du comportement des personnes, mais résulte de l’action présente et future de Dieu. Il est présenté comme un constat ou une conviction liés à une promesse.
Les disciples que Luc décrit tout au long de son Evangile sont des pauvres qui n’ont pas choisi leur situation. Dans Luc 6,20, il s’agit de prendre le mot » pauvres » au sens concret. Le terme grec traduit ici par » pauvres » signifie celui qui se blottit ou se cache, et par extension l’humble, le faible, le mendiant, celui qui ne peut pas faire respecter ses droits, celui qui dépend des autres pour sa survie matérielle. La pauvreté est souvent opposée à la puissance que confère la richesse. Le pauvre est défini comme celui qui n’a plus d’autre recours que de placer sa confiance en Dieu. En ceci, le pauvre devient une image du croyant, le modèle de la confiance en Dieu.
Les textes du Nouveau Testament affirment que, dans la personne, la parole et l’œuvre de Jésus-Christ, Dieu a commencé à rétablir sa royauté et son alliance de justice. C’est pourquoi Dieu doit remplir la principale fonction du roi qui est de faire respecter le droit et de conserver à tous ses sujets leur dignité. L’avènement du Royaume de Dieu en Jésus concerne donc très directement les pauvres qui retrouvent une dignité que le monde leur refuse. Ainsi, ils sont déclarés heureux : » le Royaume des cieux est à eux » (Luc 6,20).
Il est important de relever ici une différence entre l’évangile de Luc qui parle des » pauvres » et celui Matthieu qui parle des » pauvres en esprit « .
Le fait que l’Ancien Testament conçoive l’être humain comme un tout indissociable conduit à rejeter la compréhension selon laquelle Matthieu (5,3) proposerait, avec le terme » pauvres en esprit « , une distinction entre pauvreté matérielle et pauvreté spirituelle. Il semble plutôt que Matthieu désigne ici des personnes qui se courbent intérieurement, qui ne se révoltent pas, qui ne font pas valoir leur bon droit. Cela serait corroboré par le fait que, chez Matthieu, les » pauvres en esprit » et les » doux » évoquent une même réalité.
L’action de Dieu est explicitée à l’aide de plusieurs exemples significatifs et concrets. Jésus ne parle pas de catégories sociales abstraites, mais de personnes qui connaissent » maintenant » l’un des effets de la pauvreté ou de la richesse (Luc 6,21). Le » maintenant » indique que c’est aujourd’hui que cela se joue, même si l’on ne sait pas quand aura effectivement lieu le changement annoncé. L’auteur affirme ainsi que la souffrance ne durera pas éternellement. Il place les situations évoquées dans un cadre chronologique.
La misère présente n’est pas sans espoir. Dieu vient rétablir son règne de justice, comme Luc l’a déjà annoncé dans le Magnificat.
L’expression » à cause du fils de l’homme » donne le motif de toutes les persécutions que Luc décrit au chapitre 6, à partir du verset 22 : haine, rejet, insulte, diffamation. C’est en raison de leur lien très fort avec leur Seigneur que les chrétiens provoquent les mêmes attitudes de rejet qu’a dû affronter Jésus. C’est pourquoi Luc les prévient : ils peuvent être appelés à partager le même sort que leur Seigneur (la persécution et la mort).
L’expression » à cause du fils de l’homme » peut aussi être lue comme conclusion de toutes les béatitudes précédentes. Ainsi Luc fait comprendre à son lecteur que le fait d’être heureux ou malheureux est davantage une question de fondement ou d’enracinement que de comportement.
Cette béatitude concerne les disciples persécutés (Luc 6,23). Elle introduit un autre rapport au temps que les précédentes. Il ne faut pas oublier que le texte de Luc s’adresse à des chrétiens du premier siècle et peut être comparé à une prédication qu’on leur adresse. Le » lorsque » (Luc 6,22) et » ce jour-là » (Luc 6,23) enracinent les paroles de Luc dans le contexte direct des auditeurs de son évangile. Le bonheur que Luc annonce répond à cette situation historique des disciples de Jésus qui, à cause de leur attachement au Christ, sont -au moment même de l’écoute de ses paroles- victime de diffamation et d’exclusion. Ils sont mis à mort, comme les prophètes de l’Ancien Testament l’ont souvent été.
» Ce jour-là » désigne ainsi le temps historique de la persécution et non pas -comme dans d’autres textes bibliques le » dernier jour « .
La mention de » leur pères » ajoutée à celle des » prophètes » permet d’expliquer que la persécution subie par les disciples ne relève pas du hasard de l’histoire, mais doit être comprise comme le traitement qu’ont toujours connu ceux qui appellent et annoncent le rétablissement de la justice. Ce texte veut redonner courage aux lecteurs de l’Evangile qui se demandent si le rejet qu’ils expérimentent n’est pas le signe de s’être trompé de chemin. Luc les exhorte à tenir bon.
La » récompense » de ceux qui sont » haïs, exclus, outragés et rejetés » est » grande dans le ciel « . Le terme grec traduit par » récompense » (
La construction de la phrase, au présent, invite clairement à comprendre l’expression » dans le ciel » de manière spatiale (cette récompense est » ailleurs « , donnée auprès de et par Dieu), et non pas temporelle (cette récompense serait donnée plus tard, après leur mort, dans l’au-delà). Aux disciples qui paient de leur personne devant les hommes, ce passage affirme que, simultanément, Dieu s’engage aujourd’hui pour eux. Ainsi, cette récompense est-elle sujet de bonheur pour eux, dès maintenant.
Le mot grec
La proclamation du bonheur ou du malheur doit être clairement distinguée de la bénédiction ou de la malédiction. La béatitude énonce un constat. La bénédiction est un acte efficace qui garantit prospérité et succès à celui qui la reçoit (par exemple dans le premier livre de Samuel, au chapitre 26, verset 25 : » Saül dit à David : « Béni sois-tu, mon fils David ! Oui, tu feras de grandes choses et tu réussiras sûrement. » David continua son chemin et Saül retourna chez lui « ).
Dans l’Ancien Testament, la bénédiction de Dieu est la force de Dieu transmise à l’homme pour devenir source de paix, de joie, de richesse ou de victoire (Genèse 1,28 : « Dieu les bénit et Dieu leur dit : « Soyez féconds et prolifiques, remplissez la terre et dominez-la. Soumettez les poissons de la mer, les oiseaux du ciel et toute bête qui remue sur la terre ! » « )
Dans le Nouveau Testament, Dieu bénit à travers les actes et les paroles de Jésus. C’est pourquoi l’apôtre Paul écrit dans la lettre aux Romains (chap.15, verset 29) : » Et je sais qu’en allant chez vous, c’est avec la pleine bénédiction de Christ que je viendrai « . Ou encore dans la lettre qu’il adresse aux Ephésiens (chap.1, verset 3) : « Béni soit Dieu, le Père de notre Seigneur Jésus Christ : Il nous a bénis de toute bénédiction spirituelle dans les cieux en Christ. »
La malédiction est présentée dans l’Ancien comme dans le Nouveau Testament comme le corollaire opposé de la bénédiction.
Les » riches » (Luc 6,24), installés dans une relation de puissance, sont opposés ici aux pauvres qui, entendant le message des Béatitudes, voient leur dignité rétablie. Jésus s’adresse ici à ceux qui possèdent, qui peuvent avoir ce qu’ils désirent, qui n’ont pas de soucis matériels et qui ont les moyens de faire valoir leurs droits.
A l’époque de la rédaction de l’évangile de Luc, la situation socio-économique des chrétiens se diversifie. La communauté compte désormais davantage de riches, ce qui suscite de
Le terme traduit par » tenir » sa consolation vient du vocabulaire des affaires. Il signifie : » avoir signé la quittance d’un payement reçu « . Selon la représentation populaire qui veut que chacun a droit à une certaine quantité de biens et de maux, les riches ont eu leur pleine part. Ils n’ont plus rien à attendre. Et même s’ils sont insatiables, la vie ne leur doit plus rien.
Jésus s’adresse ici à ceux qui, comme le propriétaire dans la parabole du riche insensé, placent leur confiance dans ce qu’ils possèdent, en abondance. C’est pourquoi il peut leur dire : » Vous tenez votre consolation « . Contrairement au pauvre qui comprend immédiatement que les béatitudes parlent de lui, le riche a apparemment besoin d’être interpellé plus directement.
Le sens donné ci-dessus à l’expression » vous tenez votre consolation » semble confirmer la compréhension économique du terme de » récompense » (Luc 6,23) : il s’agit d’un salaire, d’une compensation de la souffrance endurée. Les riches ont déjà tout. Ils ne peuvent donc pas recevoir cette compensation. Ainsi, ils passent à côté de ce que Dieu offre.
Luc est particulièrement attentif à l’opinion publique, aux honneurs rendus, à la bonne image des gens : » les hommes disent du bien « . L’approbation des hommes, vue positivement dans le Nouveau Testament (Matthieu 5,16 ; Philippiens 2,15), devient toutefois suspecte lorsqu’elle est unanime. Ceux dont » tous » les hommes s’emploient à dire du bien trouvent le sens de leur vie davantage dans la reconnaissance des autres que dans la relation avec Dieu. Ils risquent de vouloir se satisfaire des honneurs humains, d’en faire leur trésor et de passer à côté du bonheur dont Jésus parle.