L’argent fait le malheur - Aller plus loin
Par Jean-François Roche, prédication donnée le 11 février 2007 à l’Eglise Réformée d’Orléans :
» A l’écoute attentive de ce texte nous avons perçu l’essentiel ; dans le désir toujours renouvelé d’être à l’écoute de la parole du » témoin fidèle « , Jésus..:
Tout a été dit ; et nous pourrions méditer dans le silence. Le silence de Dieu.. Vous aurez compris : retrouver le goût de la parole, notre désir de la parole, pour nous en nourrir : « Je m’avançai vers l’ange, dit Jean dans l’apocalypse, et le priai de me donner le petit livre. Il me dit prends le et mange le. Il sera amer à tes entrailles, mais dans ta bouche il aura la douceur du miel. »
Ce ne sont pas des paroles faciles à entendre que celles de Luc. Prenons quelques instants le risque de goûter cette parole amère et douce à la fois et vivifiante. Descendu de la montagne où il a choisi les douze, Jésus est dans la plaine entouré par la foule qui le presse ; des malades dans leur corps, des malades mentaux, par la foule des juifs et des païens, ils se bousculent, veulent le toucher pour guérir. Jésus alors prend la parole, première prédication de l’évangile de Luc : « Heureux vous les pauvres » .
Question : Suis-je, sommes-nous bien à notre place pour annoncer une telle parole ?
François BOVON dans son commentaire fait dire à Luc : « Comment oserai je, exégète cossu, interpréter les béatitudes dans un monde déshérité ? ». Comment donc pouvons nous reprendre à notre compte ces béatitudes ?
Dans un premier temps nous écouterons Luc nous parler des pauvres, de la misère des pauvres, face aux riches. Puis Luc insiste sur l’ exclusion sociale sous toutes ses autres formes ; d’une brûlante actualité
Face à ces violences qu’est ce que les béatitudes ont à nous dire aujourd’hui, dans cette ville et dans ce monde ? Au terme de ce parcours, nous nous reposerons la question de la pertinence de notre démarche…
La première compréhension du mot « pauvre » renvoie à celui qui est courbé, abaissé, accablé ; nous y reviendrons. Quand Jésus parle des pauvres, pour Luc il parle des pauvres des vrais pauvres, ceux qui sont dans la misère ; sans domicile, sans boulot, seuls, sans ressources et sans vis à vis ; ceux qui viennent de sortir de prison, ou du centre de rétention. Et voilà qu’il scande « Heureux vous les pauvres ».
Cela a de quoi nous faire mal aux oreilles. C’est dur à entendre, surtout si l’on se réfère à la morale basée sur la consommation d’une grande partie de notre société et pas seulement occidentale qui associe le bonheur aux réussites sociale et professionnelle assises sur de gros chèques ; selon l’adage connu « il vaut mieux être jeune, riche et en bonne santé que vieux, pauvre et malade » ; et qui crierai plutôt : heureux les riches, et malheur aux pauvres. BERNANOS lance dans « le journal d’un curé de campagne » ; curé qui pourrait être un pasteur : « la vérité elle délivre d’abord, elle console ensuite… La parole de Dieu c’est un fer rouge….lorsque le Seigneur tire de moi, par hasard, une parole utile aux âmes, je la sens au mal qu’elle me fait ».
Eh bien voilà sans doute une parole utile à nos âmes. Voilà qui met le doigt où ça fait mal. Serait ce que ceux que nous côtoyons, sur les quais du métro, sur les trottoirs de nos villes, le plus possible de loin, souvent avec peine avec un certain recul, avec crainte peut être ; comme si la misère à l’égal de la maladie pouvait être contagieuse ; comme si les coups du sort nous menaçaient, à côtoyer de trop près ceux qui en sont les victimes, serait ce que ceux la nous font peur ? Ils sont les aimés de Dieu dit Luc.
Luc le médecin, au contact de la souffrance des femmes et des hommes qu’il côtoie, confronté à sa propre impuissance, celle aussi des connaissances rudimentaires de la médecine de son temps, témoigne du parti pris de Jésus en faveur des pauvres, et de la puissance de sa parole qui guérit et apaise. Dans cet évangile, dont Dante disait qu’il était celui de la tendresse de Dieu, Luc nous livre la dure vérité dont parlait Bernanos.
« Mais malheureux vous les riches vous tenez votre consolation ». Les riches dominateurs et semble-t-il à l’abri de tout. Riches enfermés dans leurs cités fortifiées, outre atlantique, en Chine et chez nous, qui reconstituent de plus en plus ouvertement les anciens châteaux forts ; laissant dans la plaine, celle où les rejoint Jésus, les autres, dépendants. Sans parler des forteresses intérieures, inavouables et fragiles et dont chacun a tant de mal à s’extraire. Le Qohéleth nous en renvoie les échos : « Qui aime l’argent ne se rassasiera pas d’argent ni de revenu celui qui aime le luxe, et cela aussi est vanité… Il y a un mal affligeant que j’ai vu sous le soleil, la richesse conservée par son propriétaire pour son malheur… ». Ainsi en est il des pauvres et des riches.
Mais Jésus, dans ses béatitudes et anti-béatitudes va au delà de la stricte opposition pauvreté richesse, quand il parle de la faim, quand il parle du malheur, quand il parle du rejet et de l’insulte.
Etre pauvre, souvent, c’est être insignifiant aux yeux des autres, transparent, et dans notre société c’est bien souvent le cas. Mais Jésus va plus loin quand il dit : « Lorsque les hommes vous haïssent, lorsqu’ils vous rejettent, et qu’ils insultent et proscrivent votre nom comme infâme, à cause du Fils de l’homme ». Ces réalités la sont violentes, elles dégradent l’homme, lui déniant jusqu’à son existence même en tant qu’homme participant de la création ; « lumière du monde » dit Jean. George CASALIS parlant du pouvoir et de l’argent ne mâche pas ses mots quand il dit :
« L’évangile en cette affaire ne peut être confondu avec la neutralité, ou une impossible impartialité, car Dieu, une fois pour toutes a pris parti pour l’homme, c’est à dire pour les pauvres contre les grands, pour la liberté contre toutes les aliénations, pour la paix contre toute course aux armements et à la puissance, et contre tous les intérêts et privilèges, pour la justice ». Cela aussi nous devons l’entendre, et le faire nôtre. Non, il n’y a pas de vertu dans la pauvreté, la faim, les pleurs, les persécutions. Non la souffrance, l’humiliation ne sont pas rédemptrices.
Cela aussi doit être dit. Car il y a une manière plus subtile dans ce monde, et démoniaque, de mettre l’autre, le pauvre, le publicain, le mendiant, l’infirme, la prostituée, le prisonnier de remettre l’autre à sa place, pas la sienne justement, mais celle qu’on lui assigne ; pour avoir la paix ; une manière de le dé-posséder de lui même, à l’insu de lui même. Ecoutons, William JAMES , un philosophe américain :
« Aucun châtiment plus terrible ne pourrait être infligé, si une telle chose était possible, que d’être introduit dans une société et rester délibérément et complètement ignoré de tous ses membres. Si personne ne se retournait quand nous entrons dans une pièce, ni ne répondait quand nous parlons, ni ne prêtait attention à ce que nous faisons, mais si chaque personne que nous rencontrons feignait de ne pas nous voir et se comportait comme si nous n’existions pas, une sorte de rage et de désespoir impuissant nous envahirait bientôt en comparaison desquels la plus cruelle torture corporelle semblerait douce » .
Quelle autre issue parfois, que la mort qu’on se donne ; ultime effort pour se séparer de l’autre, qui vous ignore et vous étouffe et finit par vous écraser. Est ce la marque d’une fatalité à laquelle le genre humain ne saurait échapper ?
Eh bien Non.
« Mon premier désir, mon premier souhait, mon premier projet fut de prier. Dire le kaddish (que son nom soit magnifié et sanctifié !). Dire le kaddish fut ma première pensée d’homme libre. La première impulsion, la première parole ». Premières pensées d’Elie WIESEL au sortir de l’enfer de Buchenwald. Reconnaissance d’une dette ? Dette de la survie au sortir de l’abîme ? N’est ce pas plutôt le sentiment de parenté, de proximité de l’autre, d’être avec l’Autre, qui transfigure le mal ; sentiment du lien retrouvé, expression de la réalité d’une relation vivante ? S’extraire du mal subi, et déjà d’une dette à payer, culpabilité sournoise, aussitôt remise, se redresser dans son dénuement, dénudé, hagard, mais debout. Eh bien, Oui. « Heureux vous les pauvres car le Royaume de Dieu est à vous ». Vous, chacun de vous. Jésus s’est laissé toucher par le lépreux, il a guéri le jour du sabbat ; il a écouté le centurion romain ; une prostituée l’a couvert de parfum dans la maison d’un religieux ; il a prêté attention à la femme étrangère. Jésus bouleverse les codes sociaux : « La béatitude n’est pas une loi qui désigne le bien et le mal ». Elle annonce un royaume où les pauvres sont rois. Non il n’y a pas de vertu dans la misère, mais la béatitude est un chemin qui mène à l’appauvrissement intérieur », souligne Antoine NOUIS .
Par ce renversement complet de perspective, Jésus nous invite à la pauvreté : c’est à dire à une vraie liberté vis à vis de l’argent. Comme le rappelle à nouveau le Qohéleth : « Doux est le sommeil de l’ouvrier qu’il ai mangé peu ou beaucoup, mais la satiété du riche ne le laissera pas dormir » : vivre les mains ouvertes, dans la seule grâce de Dieu, c’est s’inscrire dans la gratitude du don. Se libérer du pouvoir pervers de l’argent, c’est s’ouvrir le chemin de la pauvreté intérieure, qui conduit au partage et au don gratuit. Gratitude et générosité. Etre pauvre au sens de la béatitude, ce n’est pas être « béat » mais être avec les pauvres, ici et maintenant..
Marie le redit avec force, au début de l’évangile de Luc « Il est intervenu de toute la force de son bras ; il a dispersé les hommes à la pensée orgueilleuse ; il a jeté les puissants à bas de leurs trônes, et il a élevé les humbles ; les affamés, il les a comblé de biens, et les riches il les a renvoyés les mains vides ».
Jésus par sa parole, nous libère. Par la promesse du salut, il nous ouvre à la joie. C’est notre joie, d’être avec l’autre tous les autres dans une alliance de justice et d’amour ; celle la même, qui réalise ici et maintenant le royaume de Dieu.
Accepter notre pauvreté intérieure c’est tout à la fois reconnaître nos suffisances et nos insuffisances, nos abus et nos manques et faire confiance à l’Autre. Nous voilà parvenus au terme de ce court moment de méditation . Comment répondre à la question posée : « Suis je, sommes nous à notre place pour prendre à notre compte les béatitudes de Luc dans un monde de déshérités, et d’exclus ? ». Non. Non si repus de nos richesses, de nos avoirs, de nos pouvoirs, si riches de nos savoirs et de nos certitudes, nous sommes incapables de descendre dans la plaine, de nous arrêter dans nos rues, à la rencontre des autres et d’accepter l’aide de ceux que nous regardons de haut. Nous sommes les malheureux des béatitudes.
Oui. Oui si pauvres de cœur, les yeux ouverts sur le monde, confiants et enracinés dans la parole des béatitudes, nous trouvons en Jésus le fondement de notre vie, et la joie du royaume »Je te loue, Père, Seigneur du ciel et de la terre, d’avoir caché cela aux sages et aux intelligents et de l’avoir révélé aux tous petits. Oui Père c’est ainsi que tu en as disposé dans ta bienveillance ».
Alors oui ou non ?
Ce serait trop simple, n’est ce pas. Toute la Bible, Ancien et Nouveau Testaments réunis, est là pour témoigner de ce combat incessant entre le oui et le non. Nous sommes, ce oui et ce non. Le reconnaître, c’est reconnaître notre condition d’homme. Alors, sortir de nous mêmes, faire confiance à l’Autre, c’est à cela que nous sommes appelés. « Ne vous inquiétez pas pour votre vie de ce que vous mangerez ni pour votre corps de quoi vous le vêtirez… Votre Père sait que vous en avez besoin. Cherchez plutôt son Royaume, et cela vous sera donné par surcroît ».
Amen. «