L’ivresse du pouvoir - Contexte
Le premier chapitre du livre d’Esther raconte trois banquets. En hébreu, l’histoire commence avec trois longues phrases qui vont du verset 1 au verset 4, du verset 5 au verset 8 et le verset 9. Toutes ont le même verbe principal, « organiser un banquet ». Xerxès organise les deux premiers et Vasti, la reine, le troisième. La description du premier banquet précède le passage étudié ici.
Esther 1,1-4 :
C’était au temps de Xerxès. Ce Xerxès régna sur cent vingt-sept provinces depuis l’Inde jusqu’à la Nubie. A cette époque-là, lorsque le roi Xerxès vint prendre place sur son trône royal de Suse-la-citadelle, la troisième année de son règne, il organisa un banquet pour tous ses ministres et serviteurs. L’armée de Perse et de Médie, les nobles et les ministres des provinces vinrent devant lui. Longtemps, cent quatre-vingts jours durant, il montra la richesse de sa gloire royale et la splendeur de sa grande magnificence.
Le Livre d’Esther ne compte pas moins de 10 banquets qui apparaissent souvent par paires. Le récit s’ouvre par deux banquet royaux organisés par Xerxès en même temps que le banquet de la reine Vasti (1, 1-9). Xerxès fait ensuite un banquet pour l’accession d’Esther à la place de reine (2,18). Lors de la proclamation de l’édit contre les Juifs, le roi et son conseiller Hamân boivent (3,15). Esther organise deux banquets auxquels elle invite Xerxès et Hamân (5,5-8 et 7,1-9). Lors de la promulgation du décret contre les ennemis des Juifs, ceux-ci font un banquet (8,17) et ils fêtent l’élimination de leurs ennemis par deux banquets de Pourim (9,17-18).Les banquets du premier chapitre et les deux derniers se correspondent et permettent d’introduire et de conclure l’intrigue du récit dans la fête. Les banquets qui suivent les promulgations d’édits soulignent la joie de celui ou de ceux dont l’édit vient de faire triompher le point de vue. Les deux banquets d’Esther, au centre du livre, encadrent le premier renversement de situation entre Hamân et Mardochée.Les banquets structurent l’avance de l’histoire. Plusieurs sont le cadre d’événements importants : la chute de Vasti (chapitre 1), l’avènement d’Esther (chapitre 2) et la demande d’Esther au roi de délivrer son peuple (chapitre 7). Les autres célèbrent les étapes de l’histoire : ceux qui suivent les proclamations d’édits, le premier banquet d’Esther qui marque son retour en grâce auprès du roi et ceux qui accompagnent la libération des Juifs. Dans ce contexte le jeûne d’Esther, auquel elle convie tous les Juifs, (3,16), fait figure d’anti-banquet, organisé au moment où la tension dramatique est à son comble.
Quand Mardochée, fonctionnaire juif à la cour et cousin d’Esther, devient premier conseiller du roi, il reçoit l’anneau de Xerxès et un habit royal. Certaines matières et couleurs qui décrivent cet habit sont les mêmes que celles du lieu du banquet du chapitre 1: « Mardochée sortit alors de chez le roi, portant un vêtement royal de pourpre et de dentelle, une grande couronne d’or et un manteau de lin et d’écarlate » (Esther 8, 15).
L’historien grec Hérodote raconte comment Amyntas, roi macédonien, accueille chez lui une ambassade perse envoyée par Darius, le père de Xerxès, et lui offre un banquet. Ce récit montre que dans la culture grecque, à la différence des Perses, les femmes ne participent pas aux banquets avec les hommes. »Le repas achevé, les Perses qui buvaient à qui mieux mieux lui dirent : « Macédonien, notre hôte, nous avons l’habitude en Perse, quand nous donnons un banquet, de faire venir nos concubines et nos épouses légitimes, pour nous tenir compagnie. Allons, tu nous as bien reçus, tu nous traite magnifiquement et tu cèdes au roi Darius la terre et l’eau de ton pays : suis donc maintenant notre coutume! » – « Perses, leur répondit Amyntas, votre coutume n’est pas la nôtre, et chez nous les hommes et les femmes sont séparés. Mais vous êtes les maîtres et, puisque vous réclamez cette faveur, vous serez satisfaits. » Sur ce, il envoya chercher les femmes (…) Elles obéirent et les Perses, en hommes pris de vin, se mirent aussitôt à leur caresser les seins, et certains même à tenter de les embrasser. » (Histoire V, 18)
La maîtrise de soi est une vertu importante dans la sagesse grecque. Déjà Socrate, au cinquième siècle avant Jésus-Christ, la mentionne comme fondement de la vertu. (Xénophon, Les Mémorables, livre I, 5, 4). D’autres philosophes grecs lui feront une grande place dans la morale. Celui qui se maîtrise est un homme libre et indépendant de ce qui lui arrive. Il ne cède pas à ses passions et à ses sensations, il peut donc déterminer par lui-même son comportement.Dans la tradition biblique, la maîtrise de soi est peu présente. Dans l’Ancien Testament, il n’existe pas de concept hébreu spécifique. Elle se trouve cependant dans la sagesse, comme le montre la valorisation de celui qui résiste à la colère. « Qui est lent à la colère vaut mieux qu’un héros, qui est maître de soi vaut mieux qu’un conquérant » (Proverbes 16,32). Probablement que le rôle de la Loi dans l’éthique a fait qu’il s’agit plus d’obéir à Dieu que de rester maître de soi. L’accent porte sur la parole qui vient de Dieu plus que sur l’analyse et le contrôle de soi. Dans le Nouveau Testament, la maîtrise de soi est l’un des fruits de l’Esprit dans la lettre de Paul aux Galates : « Voici le fruit de l’Esprit : amour, joie, paix, patience, bonté, bienveillance, foi, douceur, maîtrise de soi; contre de telles choses, il n’y a pas de loi » (Galates 5,22). La liste de ces fruits est probablement influencée par la philosophie grecque. La deuxième lettre de Pierre mentionne aussi la maîtrise de soi dans ce que le croyant doit rechercher pour vivre de manière chrétienne. « Concentrant tous vos efforts, joignez à votre foi la vertu, à la vertu la connaissance, à la connaissance la maîtrise de soi, à la maîtrise de soi la ténacité, à la ténacité la piété, à la piété l’amitié fraternelle, à l’amitié fraternelle l’amour » (2Pierre 1,5-7). Dans ces deux listes, l’amour joue le rôle dominant et la maîtrise de soi vaut en tant que moyen au service de l’amour de l’autre. Là aussi, l’éthique est d’abord déterminée par le commandement de Dieu.
La suite du texte d’Esther raconte les effets de la réaction colérique de Xerxès. Il y suit sans réflexion l’avis de ses conseillers qui renforcent le caractère dramatique de ce qui vient d’arriver plutôt que d’apaiser le roi. Le pouvoir fonctionne sans sagesse et produit une loi de plus. Le pouvoir mâle devrait en sortir renforcé mais toutes les habitants de l’empire, y compris les femmes, pourront connaître le refus de Vasti et le déshonneur ressenti par Xerxès.
Esther 1,13-22
Or toute affaire royale devait aller devant tous les spécialistes de la loi et du droit; et il y avait près du roi Karshena, Shétar, Admata, Tarshish, Mèrès, Marsena, Memoukân – les sept ministres de Perse et de Médie -, admis à voir le roi et siégeant au premier rang dans le royaume. Donc, le roi dit aux astrologues: « D’après la loi, que faire à la reine Vasti, attendu qu’elle n’a pas exécuté la parole du roi Xerxès transmise par les eunuques ? »Memoukân prit alors la parole en présence du roi et des ministres: « Ce n’est pas seulement le roi que Vasti, la reine, a bafoué, mais tous les ministres et tous les peuples de toutes les provinces du roi Xerxès. Car la conduite de la reine filtrera jusqu’à toutes les femmes, les poussant à mépriser leurs maris, en disant: Le roi Xerxès avait dit de faire venir devant lui Vasti, la reine, mais elle n’est pas venue! Et dès aujourd’hui les femmes des ministres de Perse et de Médie, qui ont entendu parler de la conduite de la reine, vont se mettre à répliquer à tous les ministres du roi. Et à ce mépris correspondra la colère. S’il plaît au roi, que sorte de sa part une ordonnance royale, qui sera inscrite dans les lois de Perse et de Médie et sera irrévocable, selon laquelle Vasti ne viendra plus en présence du roi Xerxès, qui donnera son titre de reine à une autre meilleure qu’elle. Et le décret que le roi aura rendu retentira dans tout son royaume – et il est grand! Alors toutes les femmes entoureront d’égards leurs maris, du plus important au plus humble. »La chose plut au roi et aux ministres. Aussi le roi agit-il suivant les paroles de Memoukân. Il expédia des lettres à toutes les provinces royales, à chaque province selon son écriture et à chaque peuple selon sa langue, pour que tout homme soit maître chez soi et parle la langue de son peuple.